13 décembre 2018

À LA RECHERCHE DU NOUVEL ENNEMI

« Avant d’agir, la police, fort justement, mène une bataille d’idées. C’est à cela que sert d’abord son travail d’enquête permanent : produire des idées. Des ennemis. Désigner l’ennemi public, par exemple. Définir la menace, nommer ceux qui menacent, puis les traquer et neutraliser. »

Le terrorisme est une tactique, nommée ainsi par les révolutionnaires russe du XIXe siècle, qui se caractérise par l’assassinat des dirigeants et des partisans ennemis. Pourtant aux États-unis, les écologistes radicaux ont été qualifiés d’ « écoterroristes » à partir de 2008 alors qu’ils n’ont jamais tué ni appelé à tuer personne. Leurs actions sont plutôt à rapprocher des antinucléaires français qui détruisirent des transformateurs dans les années 1970 ou des Luddites, briseurs de machines entre 1811 et 1813. Leurs actions ont considérablement augmenté les coûts de sécurisation des laboratoires. Leur répression et leur criminalisation visent avant tout à limiter l’impact de leurs campagnes sur l’opinion public.

Les auteurs reviennent sur les envois d’anthrax en octobre 2001 aux États-Unis qui ont laissé si peu de traces dans la mémoire collective. Ils expliquent, ce que peu savent. Bruce Ivins, principal suspect, biologiste militaire américain, chercheur au laboratoire militaire de Fort Derrick, se serait suicidé en août 2008, juste avant d’être arrêté. Co-inventeur d’un nouveau vaccin contre le charbon (autre nom de l’anthrax) dont la mise sur le marché devait lui rapporter les royalties du brevet, il n’avait aucun lien avec Al-Quaida. La seule attaque bioterroriste significative de l’histoire trouvait donc sa source au coeur même du programme de défense. L’affaire sera classée sans suite deux jours plus tard.
Depuis la distribution par l’armée anglaise de couvertures contaminées par la variole aux populations indiennes de la vallée de l’Ohio en 1763, premier cas avéré d’utilisation d’armes biologiques à des fins militaires, on ne compte plus les laboratoires plus ou moins clandestins oeuvrant à la mise au point d’armes spéciales, nucléaires, bactériologiques et chimiques (NBC) ou génétiques, nanotechnologiques et robotiques (GNR), plus ou moins en violation de traités plus ou moins contraignants et ratifiés. Dans les années 1930, les Japonais de l’Unité 731 ont exterminé 3 000 prisonniers avant de lancer douze attaques contre des villes chinoises, entre 1939 et 1942, en disséminant anthrax, peste et choléra par avions et lâchers de mouches. Après guerre, l’administration américaine accorda l’immunité aux dirigeants de cette Unité en échange des procès-verbaux de leurs expériences. La France a dissimulé,
de 1921 à 1972, son programme de guerre biologique comportant des expériences in vivo dans le métro parisien.
Bien que ces exemples ne concernent que des programmes militaires et des crimes d’État, on persiste à soutenir que le danger réside dans les groupes terroristes et les marchés parallèles.

Très bien informés, les auteurs évoquent également le parcours d’un autre chercheur, Steven Hatfill, qui se trouvait en Rhodésie à la fin des années 1970 lorsque la plus grande épidémie de charbon tua dix mille fermiers noirs. Ils démontrent comment l’envoi des lettres au charbon à l’automne 2001 a permis aux promoteurs des armes biologiques d’atteindre leurs objectifs : « terroriser le public aux fins de soumission à l’appareil militaro-scientifique, garantir la pérennité et le développement des armes biologiques, accroître sur fonds et marchés publics l’opulence de l’industrie chimique et pharmaceutique, militariser les sociétés high-tech par de multiples législations disciplinaires et mesures de surveillance ». En France, les chercheurs français continuent d’entretenir la confusion avec les attentats d’Al-Quaida. Sarkozy précise en préface au livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale que, des organismes civils pourront être mobilisés sous direction militaire avec adoption d’une variante plus ou moins prononcées des pleins pouvoirs.


« C’est devenu une banalité de dire que la fuite en avant technologique implique sans cesse des dangers et des destructions pires que les précédents auxquels elle est censée remédier. » Pour parer à toutes les menaces, des biologistes ont recréé de toutes pièces, in vitro, le virus de la poliomyélite, en voie d’éradication mondiale ! La frontière entre civil et militaire est aussi floue que celle entre public et privé. Le CNRS a été créé en 1939 pour « faciliter les recherches et travaux intéressant la défense nationale et l’économie ». L’antiterrorisme nourrit le complexe militaro-industriel et asservit la population par une culture de la « détection précoce ». Depuis longtemps « les sociétés purgent leurs tension par le lynchage, le sacrifice, le massacre », « les États se sont avisés de l’Ennemi comme moyen de gouvernement et paratonnerre aux orages populaires ». Lorsque l’usure de l’épouvantail laisse trop voir la trame ou que l’accoutumance finit par lasser les alarmes, il faut en désigner un nouveau parmi la pléthore des maléfiques éligibles.

La « guerre globale contre le terrorisme » lancée par les États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001 a coûté 797 milliards de dollars (568 milliards d’euros). En huit ans, le budget global du département américain de la défense a bondi de 71%. Nicholas Stern, vice-président de la Banque mondiale, expliquait dans un rapport publié en 2006, que si le dérèglement climatique était une réalité ruineuse, évaluée à 5 500 milliards d’euros, sa gestion pouvait se révéler « une ère nouvelle de progrès et de prospérité ». La fameuse « révolution verte » n’a pas tenu ses promesses de terrasser la faim mais a provoqué le ravage des sols par l’agro-industrie intensive. De nouveau, le sauve-qui-peut technologique, les « cleantechs », les « écotechnologies » promet « la reverdie de la croissance, du capitalisme, de la nature elle-même ». « Le « green business » fournit au capitalisme des débouchés scrutés avec avidité par les PME innovantes, les cabinets de conseil et de marketing et les multinationales qui, ayant oeuvré à la destruction du milieu, connaissent mieux que quiconque les enjeux de ce marché prometteur. » Remplacer les abeilles et autres insectes pollinisateurs par l’intervention humaines coûterait (et rapporterait !) 150 milliards d’euros. Les « destructions créatrices » du capitalisme ouvrent sans cesse de nouveaux marchés aux investisseurs.

« La raison d’État exigeant un ennemi intérieur, c’est la plus basse couche de la population, la plus marginale et la plus vulnérable, qui sert de repoussoir, fournissant épouvantails, souffre-douleur et têtes de turc. » Les auteurs mettent en lumières les liens constants entre le crime organisé et les États, et expliquent comment la « fuite en avant technologique » dans le domaine de l’information aboutit à la surveillance électronique de l’ensemble de la population, une traçabilité au nom de l’optimisation des déplacements et comportements afin d’augmenter la rentabilité globale. « En clair, l'ennemi que désigne et vise la nouvelle doctrine de la sécurité globale et le nouvel ordre vert, c’est l’homme. »


Dans cet ouvrage touffu, dense, extrêmement renseigné, le collectif grenoblois "Pièces et main d’oeuvre" qui enquête depuis 2001 sur les effets réciproques de la guerre et des technologies, démontre comment l’avènement de « l’Ordre vert » au nom de la sécurité globale, abolit les frontières entre temps de paix et temps de guerre, et impose insidieusement son projet de société totalitaire. Analyse d’autant plus glaçante que chaque jour nous en apporte des confirmations.




À LA RECHERCHE DU NOUVEL ENNEMI
2001-2025 : rudiments d’histoire contemporaine
Pièces et main d’oeuvre
218 pages – 13 euros.
Éditions L’Échappée – Collection « négatif » – Paris – Octobre 2009
http://www.lechappee.org/
http://www.piecesetmaindoeuvre.com/


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