27 janvier 2021

L’HOMME HÉRISSÉ - Liabeuf, tueur de flics

Injustement accusé de proxénétisme par des ripoux de l’ex-brigade des moeurs, arrêté et condamné, Jean-Jacques Liabeuf, dit le Bouif, ouvrier cordonnier dans le quartier des Halles, décide de laver son honneur. Il se forge des brassards cloutés, s’arme d’un surin et entre dans la légende comme le « tueur de flics ». Yves Pagès relate cette affaire, ainsi que les campagnes de presse qui ont accompagné le procès, transformant un fait divers en mythe.
Il retrace brièvement son parcours, depuis sa naissance à Saint-Etienne en 1886 : son apprentissage, ses premières rapines et les condamnations qui en résultent, son enrôlement dans les Bat’ d’Af’ pour « échapper à l’engrenage infernal de la relégation » et « se refaire une virginité ».

Le 8 janvier 1910, bien décidé à en découdre avec ceux qui l’ont à tort envoyé en prison quelques mois plus tôt, équipé des instruments fabriqués en vue d’assouvir sa soif de vengeance, Jean-Jacques Liabeuf tombe dans  une embuscade et, contraint de se défendre, blesse sept policiers, dont un ne se remettra pas. Yves Pagès revient sur sa relation avec Didine Cendrillon qu’il voulait « sauver du trottoir », à l’origine des accusations contre lui. Étrangement, celle-ci sera écartée de l’enquête et du procès. Son avocat commis d’office, en période de stage et absent de Paris au moment du procès, ne l’assistera pas. Le tribunal correctionnel le condamne à trois mois de prison et cinq ans d’interdiction de séjour. Empêché de continuer à vivre de son labeur, il décide de laver son honneur en se faisant justice lui-même.
La presse est unanime pour l’accabler. Seul La Guerre sociale, journal dirigé par Gustave Hervé, suite à une contre-enquête de son secrétaire de rédaction, Miguel Almereyda (père du futur cinéaste Jean Vigo), prend la défense de ce « martyr exemplaire de la cause ouvrière » : « dans l’arrière-monde de la petite truanderie, il était de notoriété publique que le Bouif n’avait jamais été un souteneur et que la condamnation qu’il avait eue à subir quelques mois plus tôt était le fruit d’une odieuse machination. » Publié à 50 000 exemplaires, dans le numéro du 12 janvier, l’éditorial incendiaire de Gustave Hervé trouve un écho exceptionnel : « Je trouve que dans notre siècle d’aveulis et d’avachis, il a donné une belle leçon d’énergie, de persévérance et de courage à la foule des honnêtes gens. À nous-mêmes, révolutionnaires, il a donné un bel exemple. » Des titres plus modérés parviennent aux mêmes conclusions, suite à leurs investigations. Yves Pagès rapporte des nombreux incidents, provocations verbales et algarades, ayant débouché sur des arrestations et souvent sur de lourdes condamnations pour « apologie de meurtre ». Le « culte voué à Liabeuf » gagnait aussi du terrain dans la basse pègre. Puis l’émotion retomba rapidement, avec la crue de la Seine qui recouvrit la ville dans la nuit du 28 janvier, la plus importante depuis 1658 !

En vertu des « loi scélérates », promulguées en 1893, le parquet poursuit La Guerre sociale pour provocation au meurtre. Gustave Hervé transforme alors le tribunal en tribune de meeting, convoquant soixante-dix personnalités de renom comme témoins, d’Édouard Vaillant à Jean Jaurès qui racontent avoir été molestés au cours de manifestations, pour évoquer les brutalités policières et les agents des moeurs. Délaissant le combat pour la liberté de la presse, son avocat attaque de front : ne pas tenter d’excuser ou d’atténuer la portée du pamphlet incriminé, mais le justifier point par point, obligeant la police à faire figure d’accusée. Il tente également de « réhabiliter » Liabeuf. Gustave Hervé sera condamné à quatre ans de prison ferme, provoquant une onde de choc et obligeant la direction de la SFIO à défendre sa minorité hervéiste.
Sans surprise le procès de Liabeuf, lui aussi rapporté ici en détail, aboutit à sa condamnation à la peine capitale. Louis Lépine, alors préfet de police de Paris, « aussi conservateur sur les questions morales ou politiques qu’il est moderniste sur les méthodes de répression à adopter », soutient ses troupes et fait pression sur le président Fallières pour qu’il refuse la grâce (alors que celui-ci a, de fait, suspendu la peine de mort depuis le début de son mandat). Une violente émeute populaire, brutalement réprimée, éclate avant l’exécution, aux cris de « Vive Liabeuf et mort au vaches ! ». « Sous le regard inquiet des gardiens de la paix, les syndicalistes d’action directe côtoient les fortes têtes des bas-fonds, les partisans de La Guerre sociale se mêlent aux voyous récidivistes, les idéalistes “sans dieu ni maître“ fraternisent avec les tire-laine sans foi ni loi. » « Les prolétaires “conscients“ portent tous le noir du deuil ou de l’anarchie organisée, depuis qu’en mars 1883, le drapeau rouge étant banni en public, Louise Michel a hissé un jupon noir au bout d’un manche à balai au milieu d’un cortège de menuisiers en grève. Cette nuit-là, certains noctambules guillerets, carabins amateurs de farces macabres et dandys en goguette, apprendront à leur dépens que le peuple de Paris n’a pas pardonné à la bourgeoisie les massacres des versaillais. »



Yves Pagès restitue avec beaucoup de ferveur et de minutie, l’envers du décors d’une « Belle époque » où l’on trouve des confrontations sociales et des obsessions sécuritaires qui ne nous sembleront pas étrangères. Ce récit, au-delà de son intérêt historique (et littéraire), soulèvera bien des questions. L’impunité de la police, loin d’être nouvelle, n’est-elle pas finalement intemporelle ? La « haine anti-flic », que d’aucuns invoquent aujourd’hui pour justifier une interdiction de photographier les forces de l’ordre, n’est-elle finalement pas de bien moindre intensité qu’à d’autres périodes ? Si la vengeance pas plus que les recours juridiques ne permettent d’obtenir justice, comment faire ?


L’HOMME HÉRISSÉ
Liabeuf, tueur de flics
Yves Pagès
218 pages – 10 euros
Éditions Libertalia – Montreuil – Octobre 2020
www.editionslibertalia.com/catalogue/poche/l-homme-herisse-liabeuf-tueur-de-flics





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