Entré dans la langue française en 1532 sous la plume de François Rabelais, ce néologisme a était mis « en circulation » par Thomas More en 1516 avec son livre Utopia, qui laisse ouverte sa signification entre non-lieu et bon lieu. Thomas Bouchet voyage ainsi dans les oeuvres littéraires qui évoquent des territoires inaccessibles et/ou imaginaires, que leurs auteurs, comme Francis Bacon, Denis Vairasse, Étienne Gabriel Morelly, semblent souvent considérer comme parés d’une perfection qui manquerait au monde connu. D’autres, comme Eugène Zamiatine, Aldous Huxley, George Orwell, s’attachent à décrire des « meilleurs des mondes » où l’uniformité du système est devenue pour le moins étouffante. Si Thomas Bouchet reconnait la dimension autoritaire de certains récits, comme LA CITÉ DU SOLEIL de Campanella, ou de certaines expériences telle la colonie icarienne de Cabet, il invite à ne pas trop hâtivement associer l’utopie au totalitarisme, vocable du XXe siècle difficilement applicable aux modes de pensée des siècles précédents, équivalence qui pourrait condamner tout élan vers un monde autre, comme redoutable danger, et inciter à accepter définitivement le monde tel qu’il est.
Les théories socialistes, à partir du commencement du XIXe siècle, auraient « fait entrer l’utopie dans l’histoire en train de se faire ». Un « étiquetage hostile » est entretenu pas les antisocialistes, effrayés par « l’utopie des partageux rêvant de la destruction de l’ordre propriétaire », mais aussi par le courant du socialisme scientifique, représenté par Marx et Engels, en opposition au socialisme utopique justement. Alors que le socialisme a aujourd’hui pour le moins considérablement réduit ses ambitions transformatrices et se préserve de tout soupçon d’utopisme, le chiffon rouge continue régulièrement à être agité.
Loin d’être menacé de disparition, le mot est en outre récupéré, décontextualisé et amputé de « toute velléité de pensée critique », par des pratiques et des stratégies commerciales.
L’auteur brosse également un bref panorama des penseurs de l’utopie, de William Morris et Joseph Déjaque à Ernst Bloch et Walter Benjamin, en passant par Michael Löwy et Miguel Abensour, autant de preuves de sa vivacité, qui se rencontrent, se complètent ou s’affrontent mais se distinguent bien des totalitarismes.
Il se penche aussi sur la multitude d’expériences tentées depuis le XIXe siècle : à Queenwood à partir de 1839, avec le Bauhaus, Lip, le familistère de Guise de Godin, la Zad de Notre-Dame des Landes, l’insurrection zapatiste. « Partir en utopie, c’est entre autre refuser d’être immobilisé.e, plaqué.e au sol par la misère, par l’injustice, par la police, refuser de céder sous l’emprise de la violence, refuser d’être maintenu.e face contre terre. » Car, depuis sa naissance, l’utopie porte en elle sa « charge critique », s’élève contre la fatalité d’une réalité présentée comme inéluctable, contre l’idéologie d’un progrès plein de promesses et aveugle aux ravages qu’il commet.
Pour l’auteur, Charles Fourier (1772-1837) incarne le mieux ce mouvement critique « qui produit de l’utopie en route ». Celui-ci propose de remettre le monde à l’endroit plutôt que de le quitter, d’atteindre au bonheur et à la prospérité en cessant de brider ses passions, en s’appliquant plutôt à les harmoniser, d’adapter la vie en société à ce que sont les humains plutôt que l’inverse.
Constatant combien les soi-disant évidences peuvent être balayées du jour au lendemain, Thomas Bouchet conclut que « l’utopie pourrait (…) consister en une pratique de la ruse souriante et radicale, en une contestation globale qui se déploie en particulier lorsqu’il n’y a plus ou pas assez de marge de manoeuvre. Comme on a besoin de mot pour suggérer et dire, le mot utopie lui-même aurait toute sa place dans ce monde-là, une fois allégé de la gangue d’interprétation qui l’affaiblissent. » Puis, il abandonne son lecteur à ses pensées enthousiastes.
UTOPIE
Thomas Bouchet
96 pages – 9 euros
Éditions Anamosa – Collection « Le mot est faible » – Paris – Janvier 2021
anamosa.fr/produit/utopie
Voir aussi :
L’UTOPIE de Thomas More
NOUS de Zamiatine
LE MEILLEUR DES MONDES
1984
LA CITÉ DU SOLEIL
L’UTOPIE RACONTÉE AUX ENFANTS
Dans la même collection :
DÉMOCRATIE
ÉCOLE
HISTOIRE
RACE
RÉVOLUTION
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