14 janvier 2022

LA COLÈRE DE LUDD

En racontant l’histoire du mouvement luddite (1811-1817) qui mena l’Angleterre au bord de l’insurrection avec l’opposition physique à l’introduction des machines dans l’industrie textile, Julius Van Daal entend avant tout restituer ce passé falsifié par l’histoire officielle. En revenant aux faits, il dessine une révolution contre la révolution industrielle et le capitalisme naissant, contre le salariat. « La révolution industrielle est ce moment où l'humanité bascule hors d’elle-même, d'abord gauchement et timidement, puis avec une ardeur et une assurance toujours accrues, sourde à tout argument autre qu’économique, entraînée dans la spirale sans fin de la valorisation, dont l'implacable et fructueux mouvement paraît résoudre tous les problèmes matériels… Non sans créer, à chaque problème résolu, cent nouveaux problèmes toujours plus épineux, toujours plus calamiteux. » « Les ouvriers luddites furent les premiers, au sein du système, à rejeter en actes cette désastreuse transformation lorsqu'ils refusèrent de se laisser brusquer par le “sens de l’histoire“et berner par les capitalistes pour être broyés par la “roue du progrès“. »

Il rappelle les transformations sociales qu’à connu l’Angleterre depuis « la sécularisation précoce de la pensée sous le masque protestant » et la prise de pouvoir par la bourgeoisie lors de la première Révolution de 1642-1649, la concentration des terres cultivables et leur transformation en rentables pâturages, créèrent un excédent de main-d’œuvre, « réserve inépuisable de crève la faim aptes à la servitude » : il faut fournir la laine qui, avec le coton, allait constituer la matière première de La révolution industrielle. Au milieu du XVIIIe siècle, l'industrialisation et l'urbanisation du pays s’accompagnent d'une mutation sociale : « les hiérarchies se font plus contraignantes et désincarnées, le temps se voit accaparé et la vie racornie par le salariat et la frénésie du profit financier ». Toutefois, des rapports communautaires dans les villages et les quartiers d'artisans subsistent. En 1795, le système Speemdhamland, sorte d’État-providence avant la lettre, permit de préserver la paix sociale tout en autorisant les employeurs à baisser les salaires sans affamer trop durement la main-d’œuvre, puisqu'un revenu minimum avait été instauré par l'indexation du barème des secours sur le prix du pain. À partir de 1809, le blocus entre belligérants des guerres napoléoniennes perturbe grandement le commerce maritime et les industries textiles, incitant les fabricants à congédier les ouvriers qualifiés et à acquérir des machines simples d'usage et au rendement décuplé.
Julius Van Daal passe ensuite en revue les idéologues de cette révolution industrielle, « partisans d'une modernisation énergique de la domination sous l’étendard de la rationalité la plus bornée » : Jeremy Bentham, « fondateur de l'utilitarisme bourgeois », Thomas Malthus, « ennemi de toute assistance aux pauvres ». « Davantage encore que l'appauvrissement et la précarité induits par l’industrialisation, c'est bien la métamorphose de l'activité artisanale en travail salarié mécanisé – rationalisé et militarisé, monotone et continuel – qui engendre la déshumanisation propre aux temps héroïques du capitalisme industriel. En quelques décennies de domestication accélérée, le salariat et le machinisme vont s'imposer de pair dans la plupart des secteurs d'activité, agriculture comprise, et permettre la croissance formidable de la production industrielle britannique, stimulée par les coups de Bourse et bientôt hypertrophiée par la triade acier-charbon-rail – assurant ainsi l'avènement d'un empire commercial longtemps sans rival. » Les tisserands sont éjectés du travail, leurs capacités et leur savoir-faire dévalorisés par l'introduction des nouvelles machines, remplacés par leurs femmes et leurs enfants qui triment quatorze à seize heures par jour pour un salaire de misère. Au nom de la rédemption par le travail, la réserve de chômeurs est interné dans les workhouses, bagnes préventifs et « rebut au nouveau système de production ». C’est cette « organisation militarisée du travail » et le système salarial que les luddites vont contester avant tout, tout en défendant leur mode vie antérieur.

En 1811, Nottingham est la principale ville manufacturière de la région des Midlands, avec Birmingham. La bonneterie dans le Nottinghamshire comptait plus de 9 000 métiers à tisser manuels à la fin des années 1790, et les comtés voisins du Leicestershire et du Derbyshire, 11 000. Mais en 1811, un cinquième de ces machines ne tournent plus et les autres sont largement sous-utilisées, tandis que les salaires ne cessent de chuter. L’introduction d’un nouveau métier à chassîs large, sans fuseau, permet de sextupler la fabrication, mais pour une bien moindre qualité. Le prélude du soulèvement luddite a lieu le 11 mars 1811 dans le village d’Arnold : soixante-treize machines sont fracassées à coups de masses, puis, plus de deux cents dans les semaines qui suivent dans les villages avoisinants. Pendant l'été, des concertations s’organisent, puis à partir de novembre de nouvelles vagues de destructions nocturnes surviennent, revendiquées par courriers envoyés aux journaux locaux et affichés sur les panneaux publiques. C’est une véritable « déclaration de guerre sociale » : « Il ne s'agit plus tant de voler aux riches pour donner aux pauvres que de renverser l'ordre des choses, en supprimant et les riches et la pauvreté par un retour, aussi tumultueux qu'il soit, aux liens communautaires fraternels. » Malgré la répression et les peines encourues – sept à quatorze ans de déportation au bagne de Tasmanie, en Australie, pour bris de machine et peine de mort pour la rédaction de lettres de menace – les troubles s’étendent. Le poids de la parole donnée protège de la trahison les groupes luddites. L’auteur recense ainsi nombre d’évènements marquants de cette épopée révolutionnaire, tant les assauts remarquables de « l’armée du général Ludd », avec la multiplication des champs de bataille, des actes de guérilla, de « brigandage social » et du climat insurrectionnel, notamment autour de Manchester, que l’extension de la répression avec le déploiement de plus de trente mille soldats en mai 1812 par exemple (à comparer avec les quarante cinq mille hommes du corps expéditionnaire envoyé bouter l’armée napoléonienne hors de la péninsule ibérique). « Cette tentative d’abolition précoce du capitalisme industriel » n'aboutit pourtant pas, faute d'une stratégie plus offensive, d'une véritable coordination et d'une disposition des pauvres plus favorable hors des comtés industriels.

Julius Van Daal, dans un langage toujours aussi relevé, s’emploie à briser l’image de passéistes, de technophobes et d’« obscurantistes rétrogrades » dans laquelle l’histoire officielle a enfermés les luddites. Il suggère de suivre leur exemple pour lutter contre « cette quête incessante de la rentabilité » qui a fait « couler des torrents de sang », qui a « dressé les hommes contre la nature et la nature contre les hommes ». Cette étude on ne peut plus exhaustive sur le rejet massif de la « grande transformation » ne saura qu’inspirer et encourager « le démantèlement des structures nocives à la vie, la critique passionnée des normes réifiantes, la construction de communautés autonomes et solidaires ».


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


 

LA COLÈRE DE LUDD
La lutte des classes en Angleterre à l’aube de la révolution industrielle
Julius Van Daal
290 pages – 18 euros
Éditions L’Insomniaque – Montreuil – Octobre 2012
www.insomniaqueediteur.com/publications/la-colere-de-ludd

 

 Traduction en hollandais de cet article par Thon Holterman : https://libertaireorde.wordpress.com/2022/02/20/de-woede-van-ludd%EF%BF%BC/


Du même auteur :

BEAU COMME UNE PRISON QUI BRULE - Un aperçu des Gordon Riots

+ préface de  PETITE HISTOIRE DU GAZ LACRYMOGÈNE - Des tranchées de 1914 aux Gilets jaunes

 

 

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