6 janvier 2022

REAL NIGGAZ DON’T DIE!

Troisième jeu de la série des Grand Theft Auto, San Andreas offre un gigantesque terrain de jeu urbain où le joueur peut déambuler librement et commettre une effarante variété de méfaits, ou accepter à différents moments des missions en rendant visite à des contacts. Ces missions racontent une histoire parallèle à la progression dans le jeu. Samuel Archibal, professeur de littérature à l’UQAM, s’attache à explorer la tension et les rapports réciproques entre le jeu et le récit. Il cherche à mesurer la liberté réelle du joueur et à identifier les possibilités subversives.
CJ, le héros, est un « pantin » qui agit quasi instantanément aux commandes du joueur, encourageant l’identification et l’immersion dans le monde numérique. Il est aussi « l’avatar le plus “personnalisable“ de la série » puisqu’il est possible de lui faire acquérir des compétences, de modifier son apparence. Pourtant, « cette absolue polyvalence de CJ est une illusion, mais une illusion fondatrice et fonctionnelle ». « L'avatar est bel et bien moi. En tant que véhicule, il est l'extension de mon esprit et de mes mains. Cependant, ce véhicule me sert à me mouvoir à l'intérieur d'un monde qui n'est pas le mien et il lui faut porter son propre poids d'altérité pour me permettre d'accéder à ce monde autre. Il y a donc coprésence, à l'intérieur de l’avatar, d’un principe d'altérité et d’un principe d'extension de soi. » Ainsi, dans la première partie du jeu, le joueur s'aperçoit rapidement qu'un personnage est un traître, tandis que CJ continue à l’ignorer et à agir comme si de rien n’était.

San Andreas récupère les figures du gangsta rap et en prolonge la logique qu’il se réaapproprie, aux antipodes du discours d’émancipation des Noirs. « San Andreas, en temps que simulateur de vie urbaine, fournit à la culture hip-hop ce que les médias de représentation ne pouvaient lui offrir, un “récit interactif“qui place le spectateur dans le rôle de participant. »

La liberté, qui caractérise en principe le jeu par rapport à la contrainte du récit, est surtout, dans San Andreas, « une liberté de mal agir ». Pour Samuel Archibald la logique du jeu est subversive, sans qu’il soit possible de la subvertir. « Le jeu constitue ainsi un renversement de la dimension morale du récit prescrite par Ricoeur : “Il n'est pas de récit éthiquement neutre. La littérature est un vaste laboratoire où sont essayés des estimations, des jugements d'approbation et de condamnation par quoi la narrativité sert de propédeutique à l’éthique.“ San Andreas est, a contrario, une propédeutique de la transgression, une heuristique sauvage où je vise la plus grande efficacité possible, par-delà toutes considérations éthiques. Ces transgressions continuelles sont d'apparat : les forces de l'ordre et les symboles d'autorité présents dans le jeu sont des ersatz qui masquent sa véritable logique. » L’idéologie sandbox (= bac à sable) radicalise la liberté du joueur tout en prolongeant l’imaginaire gangsta, dans une double dimension, subversive et réactionnaire (ultraconservatrice, matérialiste, sexiste et raciste).
Toutefois, le récit impose aussi parfois l’autodérision, tant au joueur qu’au personnage, par exemple lorsque ce dernier est « objectivé » par un personnage féminin : l’avatar hypervirilisé est soumis aux volontés des femmes. Le rire subvertit alors ces aspects réactionnaires. De même, lorsqu'est acquitté le flic corrompu, les spectaculaires émeutes qui surviennent renversent la logique du jeu, puisque tout à coup les quidams qui attendaient patiemment d'être passé à tabac, s'en prennent à l'avatar du joueur, subvertissant à la fois l’idéologie sandbox et l’imaginaire gangsta.
Roger Caillois distinguait paidia (principe commun d’improvisation libre) et ludus (besoin de plier celui-ci à des conventions arbitraires). Après la dernière mission, alors que la partie est terminée, le jeu continue « sans clôture ni fin ». « Tout ce passe comme si la paidia avait été un idéal à atteindre plutôt qu'une origine à retrouver. Tout se passe comme si les règles avaient été là, moins pour me contraindre que pour me faire faire l'apprentissage de la liberté. »

En soumettant à l’analyse le jeu vidéo San Andreas, Samuel Archibald traque les marges de liberté et les possibilité de subversion entre le jeu et le récit. Derrière des apparences profondément réactionnaires, il découvre une réelle capacité à les dépasser, ainsi que, in fine, une véritable école (buissonnière) de liberté. Fort intéressante étude d’un média rarement analysé (à notre connaissance) et qui exerce pourtant une large influence sur bon nombre de personnes. Mon fils, qui m’a offert cet ouvrage à Noël, aimerait que des jeux plus récents soient également abordés.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


REAL NIGGAZ DON’T DIE!
Grand Theft Auto : San Andreas entre récit et jeu
Samuel Archibald
60 pages – 7 euros
Éditions du Murmure – Montreuil – Octobre 2012
www.editions-du-murmure.fr/collection-borderline.f/s310675p/Real_Niggaz_Don_t_Die_Grand_Theft_Auto_San_Andreas_entre_recit_et_jeu


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