Eduardo Galeano propose rien moins qu’une contre-histoire universelle. En près de six cents brefs articles, il raconte l’histoire de l’humanité depuis son origine : « Aujourd'hui, femmes et hommes, nous qui formons l'arc-en-ciel terrestre, nous avons plus de couleurs que l'arc-en-ciel céleste, mais nous sommes tous des émigrés africains. Même le blanc le plus blanc vient d'Afrique. »
C’est en philosophe qu’il s’attache à porter son regard sur chaque période : « Apparemment, nous n'étions bons qu'à casser des cailloux et à balancer des coups de massue. Mais on peut se poser la question suivante : n'est-ce pas parce que nous avons su partager la nourriture et nous unir pour nous défendre que nous avons réussi à survivre alors que cela semblait impossible ? L'humanité d'aujourd'hui, cette civilisation du sauve-qui-peut et du chacun-pour-soi aurait-elle survécu plus d'un bref instant en ce monde ? »
Une grande préoccupation pour les figures féminines et la condition des femmes à travers les âges en général, l’anime : « Puis nous avons découvert les mots tien et mien et la terre a eu un propriétaire et la femme est devenue la propriété de l'homme, comme l’enfant celle du père. » « La division du travail a assigné pratiquement toutes les tâches aux femmes, pour que nous, les hommes nous puissions consacrer tout notre temps à nous entretuer. »
L’enfance, dans une moindre mesure, retient également régulièrement son attention : « Les plus célèbres contes pour enfants, tous ces textes terroristes, méritent aussi d'être inclus dans l'arsenal dont les adultes disposent pour s'en prendre aux petites personnes. »
Il prend toujours un malin plaisir à rapporter des légendes qui viennent bousculer les idées reçues : « Quelque cinq mille ans avant Champollion, le dieu Thot se rendit à Thèbes et fit don à Thamus, roi d'Égypte, de l’art d’écrire. Il lui expliqua les hiéroglyphes et lui dit que l'écriture était le meilleur remède contre les défaillances de la mémoire et le manque de sagesse. Le roi déclina le cadeau :
– Mémoire ? Sagesse ? Cette invention provoquera l'oubli. La sagesse est dans la vérité, pas dans son apparence. On ne peut se souvenir par la mémoire d'un autre. Les hommes enregistreront, mais ils ne se souviendront pas. Ils apprendront beaucoup de choses, mais il n'en connaîtront aucune. »
Explorant les mythologies, il se plait à en retenir à en retenir l’inattendu ou à pointer des similitudes, entre Pandore et Éve, par exemple, les Hilaria romaines qui célébraient la renaissance du printemps et Pâques. De même qu’il rapporte quelques curiosités étymologiques : « La vente des faveurs sexuelles était une source de richesse assurée. Tout comme la vente de faveurs politiques et bureaucratiques. Les deux activités portaient le même nom. Les hommes d'affaires de la prostitution et les lobbyistes s'appelaient tous proxénètes. » Et le mot salaire vient du paiement en sel que les légionnaires recevait lors des campagnes militaires.
Il s’attache aussi à décentrer de l’Occident l’histoire universelle, en rendant aux Chinois, aux Indiens et aux Arabes, notamment, leurs inventions. Les religions en prennent pour leur grade : « En enfer, Satan imitait la technologie de la douleur que les inquisiteurs appliquaient sur terre. » Les colonisations et leurs conséquences, les Amériques et les fluctuations de leurs frontières internes occupent bien sûr une part importante.
Son sens du raccourci permet de faire surgir des vérités enfouies derrière les histoires officielles : « La vente d'êtres humains avait été le plus juteux négoce de l'Empire britannique, mais le bonheur ne dure qu'un temps, comme on le sait. Après trois siècles de prospérité, la Couronne dut se résoudre à se retirer du trafic d'esclaves, et le marché de la drogue devint alors la corne de abondance de la gloire impériale. »
Une telle lecture aurait pu s’avérer éprouvante. Recenser et dénoncer les injustices qui gouvernent le monde est un exercice sans fin. Pourtant, Eduardo Galeano a su aussi évoquer des figures enthousiasmantes et souvent oubliées. Il a également collecté quantité d’anecdotes qui témoignent des formes quotidiennes des armes des faibles. Ainsi, « dans la langue internationale du football, Pinochet est encore le qualificatif qu'on donne aux très mauvaises équipes parce qu'elles remplissent des stades pour torturer les gens. »
À lire d’une traite ou en grappillant. Eduardo Galeano sait transmettre son encyclopédique savoir avec générosité. Une somme à offrir à tour de bras.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
MIROIRS
Une histoire presque universelle
Eduardo Galeano
Traduit de l'espagnol (Uruguay) par Alexandre Sánchez
436 pages – 24 euros
Éditions Lux – Collection « Orphée » – Montréal – Février 2025
luxediteur.com/catalogue/miroirs/
Titre original : Espejo, Una historia casi universal, 2008
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