10 novembre 2020

L’HYPOTHÈSE AUTONOME

Le mouvement autonome est né il y a près de cinquante ans d’une tentative de rupture avec le mouvement communiste historique. Julien Allavena propose de l’envisager comme une « hypothèse stratégique » : « dès lors que le système productif et sa discipline se sont disséminés dans toutes les facettes de la vie, il ne s’agit plus de se réapproprier la production, mais de s’en libérer, ce qui implique de rechercher une transformation immédiate de la vie quotidienne ». Organisation horizontale et réticulaire, conjuration des mécanismes de domination internes aux mouvements sociaux, occupation et mise en réseau d’espaces alternatifs, recherche d’une certaine clandestinité, approche amorale et pragmatique de la violence déprédative, affrontements avec les forces de l’ordre, il retrace son cheminement à travers les expériences historiques, de l’Italie des années 1970 à la France des années 2010.

En octobre 1962, survient à l’usine Fiat-Mirafiori de Turin, « une grève symptomatique d’une rupture majeure ». À contre-courant des luttes ouvrières établies par la tradition du syndicalisme et du communisme officiel, les 6 200 ouvriers cessent le travail sans préavis. Au refus de la médiation syndicale s’ajoute celui de la revendication : il s’agit de développer une forme d’autonomie de la classe ouvrière, d’élaborer la meilleure tactique pour prendre le salaire et laisser le travail, en le réduisant autant que possible au risque d’une crise de la reproduction du capital. « L’autonomie est ce processus par lequel le sentiment d’être étranger se transforme en action dirigée contre se qui rend étranger. » Cette extranéité pousse les travailleurs à se mobiliser contre les innovations initiées à leurs dépens : destruction progressive de l’artisanat et d’autres modes de productions précapitalistes au profit de la création de l’usine moderne, puis restructuration brutale de celle-ci en vue du développement des sites de production contemporains. L’autonomie professionnelle de l’ouvrier décroit en même temps que sa maîtrise du procès de production et qu’il ne fait plus qu’accompagner la machine. « La force de travail de l’humain ne produit plus rien par elle-même : outil de la machine, elle est parfaitement déqualifiée, interchangeable. » Maintenir les ouvriers déqualifiés dans une situation de travail salarié, même s’il est désormais « improductif de plus-value », permet de conserver la domination du capital et du marché sur les rapports sociaux, en jouant un rôle disciplinaire. Pour dévaloriser les gestes de refus de ce nouvel ordre productif, les capitalistes ont recherché l’hégémonie culturelle en développant la culture de masse. Dans le même temps, le syndicalisme initialement d’action direct décroît au profit du « syndicalisme moderne d’inspiration social-démocrate »

La conflictualité permanente entre le communisme institutionnel incarné par le PCI, décrédibilisé pour avoir accepté en 1945 une restauration républicaine alors qu’une prise de pouvoir par les partisans était envisageable, et le communisme comme mouvement réel, se transforme en rupture. L’immigration intérieure, massive, d’une main d’oeuvre venue du Sud rural où résistent des solidarités précapitalistes, amène sur les chaînes de production des villes-usines du Nord, ces méridionaux, arrachés à leur culture paysanne, qui considèrent le travail comme une peine et non comme une émancipation. L’unité, en dehors des partis et des syndicats, entre les ouvriers et les étudiants est apparue en juillet 1960, à l’occasion de la mobilisation contre la tenue d’un congrès néo-fasciste à Gènes. Cette jonction se pérennise jusqu’à l’acmé de l’automne chaud de 1969. Ce premier cycle de luttes est ponctué de combats de rue, souvent victorieux, contre la police, les syndicats et le patronat. Des conquêtes politiques, des hausses de salaires significatives sont arrachées.
L’accord syndicat-patronat négocié en 1973 laisse insatisfait la masse des ouvriers déqualifiés. Dès le mois de mars, un large mouvement de grève extra-syndical s’organise à la Fiat-Mirafiori, avec une organisation horizontale et autonome et un illégalisme assumé. La sociologie des ouvriers de l’usine a évolué. Cette extranéité ouvrière provient désormais de jeunes turinois et piémontais, scolarisés et formés dans le contexte des luttes étudiantes et des expériences collectives de quartier. Ils condamnent la production industrielle en tant que telle, même si elle était collectivement saisis par l’État, et expérimentent un « communisme immédiat », sans attendre l’après-révolution. « Si la perspective d’une césure insurrectionnelle subsiste, elle est à comprendre non pas comme un geste de table rase, mais comme le moment où un seuil quantitatif se change en saut qualitatif. » Lorsque le travail reprend,  la tendance du mouvement se poursuivra par le développement d’un « certain parasitisme, parfois d’ailleurs revendiqué comme tel, en tout cas pourvu d’une valeur positive, rappelant le prestige accordé, par un retournement de stigmate, à l’oisiveté de la vie au sud de la péninsule ». La perpétuation d’un tel mode de vie dépend de la puissance militaire des mouvements et se confronte à la réaction de l’État, celui-ci excédant aussi la légalité, est engagé dans la mise en oeuvre d’une « stratégie de la tension » depuis l’explosion de la bombe sur la place Fontana de Milan le 12 décembre 1969. Le coup d’État de Pinochet au Chili, en 1973, prouve que le recours à un pouvoir autoritaire et militaire contre les luttes ouvrières peut effectivement subvenir. À l’État d’urgence étatique s’oppose une état d’exception ouvrier.

Julien Allavena présente les formations extraparlementaires et leurs théories respectives, Potere Operaio et Lotta continua notamment, rappelant que les ouvriers n’ont jamais eu besoin d’eux pour attaquer physiquement l’espace de la production, en particulier par le sabotage. Au cours de la deuxième partie de la décennie 1970, la logique de l’autonomie est saisie en dehors de l’usine, par de nouvelles catégories sociale, comme les mouvements de jeunes chômeurs en rupture avec leur famille, les féministes refusant le statut de travailleuses domestiques, lui faisant perdre définitivement son homogénéité sociale.

En plein Automne chaud, les femmes décident de « gagner en autonomie » pour ne plus se retrouver, au sein du mouvement ouvrier, exclues des rôles de premier plan, cantonnées aux mêmes tâches auxquelles elles sont assignées au foyer, pour se soustraire à la double domination de l’économie étatisée et du patriarcat. « Dans leur séparatisme politique, les féministes italiennes découvrent que cela est rendu possible grâce à une solidarité exclusivement féminine, non-mixte. » Une dynamique incarnée par le groupe Lotta femminista revendique l’instauration d’un « salaire au travail ménager », reconnaissant sa fonction de reproduction et de maintien de la force de travail. Cette orientation est cependant critiquée par une autre partie du mouvement, qui la dénonce comme la simple reconnaissance d’un état de fait et un projet qui reconduirait la division des identités de genre, et propose une libération et un épanouissement individuels. « L’émancipation par l’égalité s’oppose dès lors à la libération par l’autonomie. »

Pendant les années 1970, la modernisation des villes reconfigure le tissu urbain pour les besoin de la production et de la circulation marchandes, et pour ceux de la reproduction de la force de travail. La domination du capital sur l’espace franchit un cap, soucieux de transformer totalement celui-ci en nouvelles sources de profit. « Il s’agit cette fois d’une privatisation du territoire même de la ville, qui commence notamment par l’accélération de la spéculation immobilière, selon un processus où l’initiative en matière d’urbanisme passe de fait des pouvoirs publics aux entreprises privées. » « À la sociologie de la population urbaine qui résulte d’une sédimentation parfois pluri-centenaire, la métropolisation oppose la pure création par plan d’aménagement et d’implantation de telle population ou activité à tel endroit. » « La métropole est, en tant que telle, “usine totale“, un espace aménagé pour que toujours plus d’activités ordinaires profitent à la valorisation économique. » Le quartier, avec son interconnaissance, ses solidarités, sa micro-économie informelle, abrite une certaine autonomie culturelle et développe une véritable culture de résistance. Les autonomes en tête parviennent à bloquer pour un temps le processus de métropolisation, en ré-élaborant les formes de lutte issues de la tradition de l’autonomie ouvrières : les autoréductions par les comités de quartier qui imposent un communisme immédiat, niant en acte toute valeur marchande, au profit des producteurs-mêmes, l’occupation des maisons vides soutenue par la force numérique des masses et des combats de rue, la prolifération des squats, en Allemagne, autour du mouvement étudiant pendant la séquence dite Haüserkampf (« combat urbain »), de 1970 à 1974, puis impliquant des couches sociales pour lesquelles il en va de leur survie, au début des années 1980, une deuxième série d’occupation, marquée par la pratique de l’action directe, développée dans la lutte anti-nucléaire à partir de 1975.

En Italie, à partir des journées d’avril 1975, l’expérience sédimentée de plus de quinze années de subversion, se met en mouvement, en dehors des organisations qui l’ont animée. En quelques mois, des dizaines de bâtiments sont occupés et transformés en centres sociaux, animés notamment par les Circoli proletari giovanili (Cercles des jeunes prolétaires). L’autonomie s’épanouit sous la forme radicale d’une « indistinction entre banditisme et pratique révolutionnaire ». « La grève se radicalise en chômage volontaire et permanent, le sabotage devient expropriation quotidienne, le contre-pouvoir se diffuse par la vie en bande. » Ces « bandits sociaux » révolutionnaires ne promeuvent aucun programme de remplacement de l’ordre social mais appliquent leurs propres règles fondées sur la redistribution des richesses. Leur séparatisme implique un détachement à l’égard des activités productives et place le conflit sur le plan militaire, où l’État demeure le plus fort. Si les formations combattantes ne sont qu’une déclinaison de ce mouvement d’ « illégalité de masse », elles évoluent dans sa continuité. Du côté féministe, le refus de la violence s’assimile à un refus de la masculinité hétéronormée pour certaines, ou le développement de groupes d’auto-défense strictement féminins pour d’autres.

Une véritable « ville parallèle » s’est développée à Bologne depuis 1975. En mars 1977, une explosion insurrectionnelle déclenchée par la mort d’un militant dans une charge policière, est violemment réprimée. Le travail politique de masse devenant impossible, les groupes clandestins se multiplient et l’État systématise sa riposte. À partir de 1978, c’est la contre-insurrection : « une “offensive totale“, sur tous les fronts, policier, économique, psychologique, culturelle, terroriste ». 4 000 personnes sont incarcérées, plus de 20 000 poursuivies et le 2 août 1980, une attentat est commis à la gare de Bologne dans le cadre de la stratégie de la tension. « Les imaginaires sont recolonisés, de façon à ce qu’aucun sentiment d’extranéité ne puisse plus s’y loger » et « le néolibéralisme en rajoute une couche en promouvant sa propre compréhension de l’autonomie, comme rupture avec les mécanismes de redistribution de l’État-providence au profit d’une plus grande dépendance de l’individu au capital, bousculant durablement la sémantique associée à l’idée de liberté ». Face à la répression, chaque groupe de base se dote de son propre organe de communication et met en oeuvre une « contre-information ». L’environnement répressif rend aussi vulnérable le mouvement parce qu’il ne peut plus exprimer ses protestations internes sans se diviser.
L’auteur évoque également l’autonomie française, « queue de comète de Mai 1968 ».

Dans les anciens pays industrialisés, la lutte des travailleurs est passée de l’offensive conquérante à la défense, rarement victorieuse, des conditions de travail et de la couverture sociale. Le faible rôle de la force de travail, passée d’opératrice de la machine à une activité de surveillance et de régulation, a fait perdre aux salariés, même au sein de la médiation syndicale, toute influence sur les négociations. Et le sursaut des Gilets jaunes en 2018, aussi impressionnant soit-il, demeurait réformiste et s’adressait à l’État, dans la continuité de ce cycle défensif. Les ronds-points ne sont pas devenus des ZAD.
Des phénomènes se réclamant de l’autonomie subsistent pourtant dans la plupart des grandes villes européennes. Des jonctions s’opèrent entre cette politique radicale des centres urbains et les activistes des zones rurales et des villes de provinces, à l’occasion de luttes contre des grands projets (centrales nucléaires, aéroports,…) au cours desquelles se forment des black bloc, techniques propres au militantisme des Autonomen. En Allemagne, la chute du mur de Berlin relance un mouvement de squats, notamment dans l’est de cette ville, dans une logique essentiellement alternativiste. Les activités des Autonomen se déploient dans les registres de l’antifascisme d’une part, face à la recrudescence du néonazisme au moment de la réunification, et de la lutte contre l’industrie nucléaire d’autre part, en particulier contre le transport des déchets. Les contre-sommets internationaux sont aussi des occasions de recourir à l’émeute, expérience qui « officie comme un espace de réappropriation de la violence, de la solidarité collective et de la capacité à s’organiser, et surtout un moment de contact avec ce qu’implique la conflictualité avec l’État », sans pour autant entrevoir de « possibilités de remettre en cause les fondements matériels et éthiques du capitalisme ».
La dynamique plus contemporaine des ZAD s’inscrit aussi dans un temps défensif. Ce sont des combats anti-métropolitains qui défendent ce qui reste d’une maîtrise non-capitaliste des territoires, tissent des liens inédits entre ceux-ci et leurs occupants au cours de la mobilisation. L’autonomie est alors redéfinie comme « le geste de retrouver des formes communautaires, des manières d’habiter et des savoir-faire provenant du passé précapitaliste, en les ré-élaborant d’une manière syncrétique ». En quelques années la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a pratiquement atteint l’autosuffisance alimentaire. « Les zadistes esquissent aussi ce qui apparait comme un premier dépassement effectif de la contradiction primaire de l’autonomie, puisqu’ils peuvent prétendre se passer, selon leurs modes de vie, de tout ou partie de la production ordinaire, et ainsi former une contre-société réelle, alliant subsistance et sécession. Ils transcendent, qui plus est, le dilemme italien entre une émancipation dans le travail et une libération par l’oisiveté en élaborant une forme de libération qui passe par la mise-en-oeuvre d’une production post-capitaliste, y compris si celle-ci ressemble étrangement par certains côtés à une pratique précapitaliste. » La propriété d’usage est privilégiée à la propriété privée et à la propriété collective. Les activités laborieuses sont élaborées collectivement sur la base d’appels à contribution et sont l’occasion de formation aux savoir-faire impliqués. La gestion des tâches s’opère selon une critique de la division sociale du travail et s’étend aux fonctions de coordination. Julien Allavena considère la ZAD comme « l’exemple le plus élaboré de ce à quoi peut s’assimiler une forme de communisme immédiat aujourd’hui ».

En conclusion, s’il constate que l’autonomie se positionne aujourd’hui au centre des conflits sociaux, les entraînant souvent, elle ne suffit pas plus qu’hier. Il considère avec précaution mais aussi provocation assumée, l’hypothèse autonome, dans son actuel espoir insurrectionnel, comme un « réformisme émeutier », la multiplication des violences n’ayant d’autre horizon que de faire pression sur un pouvoir gouvernemental qui ne considère plus les manifestations ordinaires. Il voit six obstacles à surmonter pour une reconduction d’envergure de cette expérience :

  • L’incapacité à sortir du cycle de luttes défensives en un retournement vers l’attaque.
  • Le niveau de répression de l’État.
  • La pacification et le désarmement des sociétés de l’ouest de l’Europe,
  • La nouvelle situation du vivant à l’échelle planétaire qui contraint tout communisme immédiat à mettre en oeuvre une utopie écologique permettant de se passer des infrastructures métropolitaines tant au niveau de la production que du développement d’un savoir-faire sanitaire autonome.
  • L’apparente disparition de toute espèce d’extranéité accessible depuis la vie sociale contemporaine.
  • La dégradation du langage, du moins du langage théorico-politique qui semble devenu objet de pur contemplation, voire de consommation.


Une passionnante histoire critique de l’autonomie comme projet politique.

 

 

L’HYPOTHÈSE AUTONOME
Julien Allavena
302 pages – 18 euros
Éditions Amsterdam – Paris – Septembre 2020
www.editionsamsterdam.fr/lhypothese-autonome

 

Voir aussi :

MORT ACCIDENTELLE D’UN ANARCHISTE

FAUT PAS PAYER !

La Horde d’or

 

 

 

 

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