14 novembre 2020

DU LIBÉRALISME AUTORITAIRE

« État fort et économie saine », tel est le titre du discours que prononce le philosophe allemand Carl Schmitt (1888-1985), le 23 novembre 1932, devant le patronat de son pays. Au nom d’ « un état d’urgence économique », un pouvoir autoritaire doit pouvoir museler les revendications sociales. Le juriste antifasciste Hermann Heller (1891-1933) analyse cette proposition comme une nouvelle catégorie : le libéralisme autoritaire. Une longue mais fort utile préface de Grégoire Chamayou apporte un éclairage historique, philosophique et analytique d’une extrême pertinence.

ÉTAT FORT ET ÉCONOMIE SAINE, par Carl Schmitt.

Carl Schmitt déplore l’ « État total », forme qui s’applique à la situation de l’Allemagne dans les années 1930, « un État qui s’immisce indistinctement dans tous les domaines, dans toutes les sphères de l’existence humaine, qui ne connaît plus aucune sphère libre d’État », « total par faiblesse et par manque de résistance, du fait de son incapacité à tenir tête aux partis et aux groupes d’intérêt organisés qui l’assaillent. Il doit céder à chacun, tous les satisfaire, et cajoler simultanément les intérêts les plus contradictoires. » Il en appel, au contraire, à un « État particulièrement fort », « total au sens de la qualité et de l’énergie, tout comme l’État fasciste se fait appeler stato totalitario », un État qui « étouffe en son sein toute force hostile à l’État, toute force susceptible de l’entraver ou de le déliter », qui ne lui vient pas à l’idée de laisser à ses ennemis les « nouveaux moyens de pouvoirs », « ces nouveaux moyens techniques de domination de masse, de suggestion de masse et de formation d’une opinion publique » (les films, le cinéma et la radio) mais veille à les conserver exclusivement et à les mettre au service de l’accroissement de son pouvoir.
Pour résorber « cette étrange extension quantitative indistincte de l’État à tous les domaines », qui régit désormais les hommes « du berceau jusqu’au cercueil », ce monopole exercé par une série d’organisations politiques puissantes qui ne tolèrent un État fort qu’à la seule condition que cet État soit pour elles un objet d’exploitation, il préconise une réforme électorale, afin de sortir d’un système qui ne débouche jamais sur une majorité capable d’agir mais sur « une cohabitation décousue, voire hostile, entre cinq systèmes et organisations politiques cherchant à se vaincre ou à se berner les uns les autres ». Il s’agit de rompre avec « ce terrible enchevêtrement avec toutes sortes d’affaires et d’intérêts qui sont en réalité de nature non étatique » : « L’État doit redevenir l’État. » La fonction publique ne doit plus être « un marche-pied et un outil pour des intérêts ou des objectifs partisans ». De la même façon que l’Armée du Reich est restée « pure de l’État des partis », le reste de la fonction publique doit redevenir impartiale. « La vieille opposition binaire héritée du XIXe siècle, l’opposition que nos grands-pères libéraux établissaient entre État et individus, ne suffit plus. » Il est nécessaire d’intercaler entre eux un domaine intermédiaire. Entre la « sphère économique de l’État », celle de ses droits régaliens, en matière de transports ou de service postal par exemple, et la « pure sphère privée », il doit y avoir une « sphère non étatique mais publique », une « auto-administration économique ». Le gouvernement doit se servir de tous les moyens constitutionnels, chercher à établir un contact immédiat avec les forces sociales réelles du peuple, restaurer son autorité par le succès et les performances du travail accompli.


LIBÉRALISME AUTORITAIRE ?, par Hermann Heller
Hermann Heller, lui répond dans un article publié en mars 1933 dans la revue littéraire Neue Rundschau. Il tente d’éclaircir la notion d’État « autoritaire », délibérément ambiguë puisque l’autorité est le propre de l’État. Ses promoteurs entendent en réalité par là : « autorité autocratique », en opposition à l’État démocratique. « L’erreur nationale commise par les Allemands depuis des siècles a été d’écarteler l’unité de la théorie et de la pratique, alors même que celle-ci ne doit jamais être scindée autrement que sur un mode dialectique, et de s’être évertués, de surcroît, à faire du droit et du pouvoir l’apanage respectif de deux programmes de partis distincts. » « L’évidence qui accompagne le slogan, en lui-même peu clair, d’État “autoritaire“ tient donc en partie à la faiblesse du régime démocratique dans l’Allemagne de l’après-guerre. Mais, dans une bien plus large mesure, c’est l’état de perplexité confuse dans lequel l’Allemagne se trouve plongée depuis 1929 qui la rend particulièrement réceptive à tout discrédit jeté sur l’autorité démocratique de l’État ainsi qu’à la foi dans les miracles de la dictature. » Non seulement Carl Schmitt s’efforce de rabaisser l’autorité démocratique au profit de l’autorité dictatoriale de l’État mais il cherche également à prouver  que ce qui est considéré, depuis l’antique époque démocratique romaine, comme un état d’exception, doit être « le véritable et correct état normal », que la dictature permanente est la véritable démocratie. « L’État “autoritaire“ est la suite logique du développement abouti du national-libéralisme, et l’appellation qui lui convient le mieux est celle de libéralisme autoritaire. » S’il se caractérise par son retrait hors des tâches de production et de distribution économiques, il ne pratique pas « l’abstinence dans la politique de subventions accordées aux grandes banques, aux grands industriels et aux gros exploitants agricoles, mais procède bel et bien au « démantèlement autoritaire de la politique sociale ».


La préface de Grégoire Chamayou apporte au préalable des clés de compréhension indispensables. Celui-ci précise tout d’abord les différentes notions évoquées, dont le « concept repoussoir » d’État total et la solution politique proposée par Schmitt pour en sortir : l’État autoritaire post-démocratique, « un État militaro-médiatique, guerrier et propagandiste, doté du nec plus ultra technologique en matière de répression des corps et de manipulation des esprits ». Si celui-ci promet au patronat allemand un État à même de museler les oppositions sociales et politiques, il l’assure aussi qu’il restera à la porte des entreprises et des marchés. Grégoire Chamayou souligne la clairvoyance de Heller dans sa dénonciation de l’État autoritaire qui se profile : « Un État fort avec les faibles et faible avec les forts. »
Schmitt rejette le libéralisme comme pensée molle qui dissout les catégories, comme héritier des droits de l’homme et de l’État de droit, qui ont permis de saper la puissance de l’État absolutiste, mais servent aujourd’hui aux ennemis de l’ordre, comme version factice de la démocratie véritable. « À la démocratie libérale honnie, Schmitt oppose une “démocratie césariste“, une démocratie nominale dont le contenu politique concret n’est autre que la dictature plébiscitaire. » Il cible également le libéralisme économique classique, adepte d’un strict laissez-faire. Les néolibéraux allemands adhérèrent pleinement à son diagnostic, à son analyse de l’État-providence expansionniste et impotent. En effet, la crise de 1929 ayant profondément ébranlé l’économie réelle, la discipline économique fut mise à mal dans son « postulat néoclassique d’un marché autorégulateur si non perturbé ». Pourtant, dans leur raisonnement dogmatique, les libéraux considérèrent que la crise économique trouvait sa source dans l’interventionnisme et le subventionnisme publics, et plus précisément, en Allemagne, dans la révolution de 1918-1919 et dans une fâcheuse tendance du peuple à s’identifier à l’État. Le néolibéralisme commence donc par une théorie de l’État, empruntée à Schmitt. Le remède consiste en une restriction de la politique démocratique, perturbateur pathogène du fonctionnement réputé sain du marché.
Même s’il s’est rallié à lui quelques mois plus tard, Carl Schmitt n’appelait pas, avec son discours, à soutenir Hitler, qui inquiétait encore une partie des milieux d’affaires, surtout avec le second volet de son improbable programme : national et socialiste. Ses propositions furent plutôt perçues comme une alternative moins hasardeuse. « Son discours n’était pas celui d’un nazi, mais d’un partisan de l’extrême centre. »
En temps que politique concrète, Carl Schmitt avait déjà fourni au chancelier Brüning, au printemps 1930, les arguments juridiques pour se maintenir au pouvoir , circonvenir le corps législatif et dicter son programme déflationniste, en invoquant l’article 48 de la Constitution qui octroyait des pouvoirs d’exception en vertu de l’état d’urgence, et de s’en servir pour légiférer par ordonnances, en suggérant que celui-ci puisse être invoqué en cas d’urgence économique. « Au début des années 1930, Schmitt est passé du statut de théoricien de la dictature à celui de promoteur actif et de conseiller technique de celle-ci. Avec sa notion d’“état d’exception économico-financier“, il a opéré un coup de force conceptuel qui a autorisé, en pratique, une forme de coup d’État économique permanent. Et de fait, durant les deux années qui la séparaient encore du nazisme, c’est ainsi que fut gouverné l’Allemagne. » La politique déflationniste frappa de plein fouet les classes populaires sans pour autant endiguer la crise économique, alimentant la percée spectaculaire du NSDAP, qui passa de 2% des voix en 1928 à 18,3%, et en érodant le « bloc bourgeois » qui formait jusque là le socle politique traditionnel des coalitions gouvernementales conservatrices. La stratégie de dictatorialisation du pouvoir d’État de l’intérieur, sans prendre appui sur un parti de masse, agissant comme un parti tout en se plaçant au-dessus des partis, se heurta à ses propres contradictions, ne pouvant déboucher que sur son dépassement par ce que Heller nomme la « communauté raciale autoritaire ».
Grégoire Chamayou explore enfin les responsabilités du libéralisme autoritaire dans la montée du nazisme, à partir de la thèse de Karl Polanyi exposée en 1944 dans La Grande transformation. Le tournant autoritaire a effectivement favorisé une « habituation progressive à la dictature », notamment chez les élites conservatrices, légué un véritable arsenal aux futurs détenteurs de l’appareil d’État et fragilisé, par sa répression, les forces du mouvement ouvrier les plus organisées pour contrecarrer la résistible ascension des nazis. « Loin d’avoir constitué un rempart face au nazisme, le libéralisme autoritaire au pouvoir lui a frayé un chemin. » L’issue aurait toutefois pu être autre, par exemple si la « ligne politique suicidaire du parti communiste allemand, dictée par Staline » n’avait pas empêché un front unique de défense. Un « révisionnisme néolibéral », polarisé dès 1944 par Friedrich Hayek, soutient une autre interprétation et dédouane le libéralisme autoritaire de sa responsabilité : le nazisme ne serait que l’aboutissement logique d’une démocratie libérale dégénérée, devenue totale et glissant alors vers le totalitarisme. Et ainsi, Hayek peut formuler les mêmes préconisations que Schmitt, comme si rien ne s’agit passé, comme si elles n’avaient pas préparé la victoire du fascisme. Il en fut le « passeur discret pour le monde anglo-saxon », le vulgarisateur, dans les années 1970 où elles constituèrent « l’une des matrices intellectuelles des théories de la “crise de la gouvernementalité des démocraties“ ».
Dans son discours sur la Naissance de la biopolitique, Michel Foucault décrit la volonté de limiter l’État qui anime le néolibéralisme, en s’intéressant à la trajectoire de ses théoriciens dans l’après-guerre, remontant au colloque de Lippmann en 1938 mais éclipsant leurs textes des années 1930. Si bien que son récit le présente comme issu d’une opposition au nazisme, et non comme une opposition à la démocratie parlementaire de la République de Weimar, ses syndicats et son État social. Il passe donc à côté de son second aspect, pourtant revendiqué comme un indispensable complément : l’autoritarisme libéral.
Le néolibéralisme tardif se trouve aujourd’hui affecté à son tour d’une « crise de gouvernementabilité » de grande ampleur. Un des visages de sa réponse dominante est une nouvelle version de l’ « extrême centre qui partage avec son prédécesseur des années 1930 la prétention d’être en capacité, munie de ce genre de programme, de barrer la route à l’extrême droite ». « C’est parce que son programme économique tend à être massivement rejeté que l’État néolibéral s’échine à passer en force. Sa verticalisation autoritaire est l’expression de son affaiblissement politique, le signe, aurait dit Gramsci, d’une crise d’hégémonie avancée. »


L’analyse de ces deux textes, leur contextualisation historico-économique, d’une clarté vertigineuse, fournissent de précieuses clés pour comprendre les crises actuelles et surtout les politiques menées par ceux qui prétendent nous gouverner.



DU LIBÉRALISME AUTORITAIRE
Carl Schmitt et Hermann Heller
Traduction, présentation et notes de Grégoire Chamayou
146 pages – 16 euros
Éditions Zones – Paris – Octobre 2020
www.editions-zones.fr/livres/du-liberalisme-autoritaire

Traduction en hollandais de cet article par Thomas Holterman : libertaireorde.wordpress.com/2021/01/24/over-autoritair-liberalisme


Voir aussi :

LE CHOIX DE LA GUERRE CIVILE

 


 

 

 

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