Ils reviennent sur l’histoire de la Corne de l’Afrique depuis la colonisation jusqu’au délitement de l’État somalien après l’opération américaine Restore Hope à Mogadiscio en 1993. « Le littoral somalien fonctionne comme une large zone détaxée où transitent toutes sortes de marchandises, notamment dans les ports où l’économie “informelle“ et contrebandière est de règle. » Dans les années 1980, le régime avait accepté que des déchets toxiques soient déversés le long des comptes, à hauteur de 300 millions de tonnes annuelles, le coût de ce « traitement » s’avérant cent fois moindre que le coût du stockage en Europe, selon l’OCDE. En 1994, une journaliste italienne, enquêtant pour la RAI, sur ces trafics internationaux, a été assassinée à Mogadiscio. Dès les années 90, des Somaliens attaquaient déjà les bateaux qui déversaient des fûts de déchets dans leurs eaux et étaient qualifiés de pirates « À partir des années 90, les eaux somaliennes ont été pillées par des flottes de pêches asiatiques et européennes, promptes à exploiter le désordre interne régnant dans le pays. Elles pratiquent ce qui est appelé, dans les textes juridiques internationaux, l’IUUF (Illegal Undeclared, Unregulated Fishing), activité incessante et hors de contrôle. » « Les techniques de pêche des pays capitalistes occidentaux se sont industrialisées. Leurs chalutiers de grande pêche emploient au large des côtes somaliennes des méthodes interdites dans d’autres régions de la planètes : ils posent des filets gigantesques, qui ratissent tout sur leur passage, y compris la langouste. Les écosystèmes marins sont exploités jusqu’à leur dernière limite afin de maximiser les bénéfices. Les capacités de régénération marine sont peu à peu anéanties. » En s’attaquant à ces chalutiers, les pêcheurs somaliens, privés de leurs ressources, se sont présentés comme des « gardes-côtes », définissant leurs activités comme de l’autodéfense. La société somalienne les considère comme des « justiciers des mers ». Les grosses rançons qu’ils réclamèrent ensuite, étaient vues comme des taxes, des droits de passage, faute de gouvernement central pour contrôler la mer. Lors d’entretiens ou de leurs procès, ces marins de fortune réfutent toujours le terme de « pirates ». « La piraterie somalienne apparaît donc à la fois comme une résistance à l’injustice et une solution lucrative à des problèmes de survie dans un pays appauvri par des décennies de gouvernance mafieuse et de guerre civile. » On estime à 5 000 le nombre de personnes concernées par cette activité sur les dix millions d’habitants. Des villages entiers leur apportent un large soutien en les approvisionnant pendant la période des négociations, profitant souvent directement des rançons extorquées dont le montant moyen serait de 5 millions de dollars par bateau retenu, partagés entre les pirates (50%) selon leur implication, les investisseurs (20%), les intermédiaires (25%) et les familles des pirates arrêtés ou abattus (5%). La plupart n’embrassent cette carrière que lorsqu’ils n’ont plus d’autres choix.
La piraterie engendre également un marché connexe, « une économie de l’antipiraterie ». En 2008, 16 milliards de dollars avaient déjà été dépensés pour la protection préventive des navires. Les compagnies d’assurance ont quadruplé les primes pour les navires transitant par cette région classée zone de guerre, des cabinets d’avocats sont chargés des négociations à l’aide d’intermédiaires issus de la diaspora somalienne, les armateurs vendent de nouvelles « options de sécurité », des sociétés militaires privées proposent de les escorter et les fabricants d’armes dites « non létales » une multitude d’outils.
En 2008, les grandes puissances ont également envoyé une véritable armada dans l’Océan Indien, après validation à l’unanimité par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, mais perçue par les Somaliens comme une opération de protection des navires qui pillent et polluent leurs eaux territoriales. Autorisation sera en suite donnée aux forces militaires d’arrêter de présumés pirates jusque sur le sol somaliens, puis par le Conseil européen, en 2012, d’éradiquer les bases logistiques à terre. Quelques mois plus tard, l’UE lancera une mission pour former une police côtière et des juges.
« Depuis l’Antiquité, la piraterie est désignée comme un crime international conférant à tous les États le droit de la réprimer. » La convention des Nations unies sur le droit de la mer, dite de Montego Bay ratifiée en 1982, la définit juridiquement. Les États-Unis qui n’en sont pas signataires, se réfèrent à la convention SUA47 signée à Rome en 1988, qu’ils ont renforcée après le 11 septembre 2001, en permettant à l’État qui a procédé à l’arraisonnement des pirates de les juger, à condition que cette disposition soit transposée dans le droit des États. Suite au rapport réalisé par Jack Lang à la demande de Ban Ki Moon, secrétaire général de l’ONU, deux tribunaux spécialisés et deux prisons de 500 places ont été créés au Puntland et au Somaliland, deux « entités » pourtant non reconnues par l’ONU. Grâce à un financement européen de 4 millions d’euros, l’île Maurice a adapté son système juridique et fait construire une nouvelle aile à sa prison. « Le coût moyen annuel d’un détenu est de 730 dollars en Afrique contre 48 187 dollars en Europe et 28 284 dollars aux États-Unis. De même, la moyenne du prix de revient d’un procès est de 238 dollars en Afrique alors qu’en Europe elle est de 66 927 dollars et aux États-Unis de 307 355 dollars. » Partout est martelé que les peines doivent être exemplaires, pourtant des ripostes solidaires sont organisées face à l’enlèvement et la détention de certains pirates, des prises d’otages pour négocier des échanges. « Le traitement judiciaire des pirates constitue une sorte de laboratoire mondial qui enchante les juristes et les oppresseurs de tout poil. Les puissances maritimes commencent par envoyer l’artillerie lourde puis adaptent à leur gré les lois, règlements et conventions afin de légitimer leur monopole de l’usage de la violence. » En France en 2011, un régime de détention pour les pirates est voté, inspiré du modèle de rétention des réfugiés, plus souple que la garde à vue, permettant de priver de liberté à distance et pour cinq jours renouvelables.
Les longs compte rendus des audiences des procès confirment que les prétendus pirates ne se considèrent jamais comme tels.
Cet ouvrage contribue à dissiper, comme l’annonce la préface de l’éditeur, « les brumes de l’occultation médiatique ». Les causes véritables de la piraterie somalienne ne sont en effet que fort rarement évoquées.
FRÈRES DE LA CÔTE
Mémoire en défense des pirates somaliens, traqués par toutes les puissances du monde
Iskashato
130 pages – 14 euros
Éditions L’Insomniaque – Montreuil – Février 2016
www.insomniaqueediteur.com/publications/freres-de-la-cote
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