13 décembre 2024

ET QUE SE TAISENT LES VAGUES

1973. Tandis que leurs officiers complotent ouvertement contre le gouvernement de Salvador Allende, les troupes s’organisent pour entraver le coup d’État qui se prépare sous leurs yeux. Désirée et Alain Frappier racontent cet épisode méconnu et héroïque de l’histoire du Chili.

« Un jour de l'année 1960 nous sommes montés à l'arrière d'une camionnette pour aller enterrer mon père. J'avais huit ans. » Quelques années avant, celui-ci avait été incarcéré dans le camp de concentration de Pisaga, alors dirigé par un certain capitaine Pinochet, et ne s’était jamais remis des mauvais traitements reçus. Le récit de l’enfance de Lucho s’achève rapidement, après l’évocation de quelques souvenirs familiaux, car il intègre l’école des mousses, afin de pouvoir poursuivre ses études. Les mois de brimades, d’humiliations et de violences développeront entre les recrues « un très fort esprit de solidarité, décuplé trois ans plus tard quand la violence et le sadisme s'étendirent sur tout le pays ». Les jeunes marins découvrent le mépris de classes des « vaches sacrées », leurs officiers, tous issus de la bourgeoisie, et subissent au quotidien leur arrogance. À l’École des cadets, ceux-ci avaient reçu un enseignement ultraconservateur et autoritaire. « La marine chilienne défilait au pas de l’oie au rythme d’hymnes nazis ! »
À l’approche des élections de novembre 1970, les discutions à l’abri de l’entrepont deviennent beaucoup plus politiques. Après la proclamation des résultats, les officiers laissent éclater leur haine et commencent à conspirer.
Croisant ses souvenirs avec ceux de ses compagnons, Lucho raconte alors avec minutie les événements qui agitent le pays pendant les mille jours qui suivent : assassinat du général Schneider, pénuries et nationalisations, entraînement à la guerre contre-insurrectionnelle et à la guérilla urbaine, propagande et surveillance par les officiers, leur connivence avec l’extrême-droite, responsable de centaines d’attentats, avec des militaires et des civils américains qui viennent s’entretenir régulièrement avec eux sur les navires, la campagne de presse diffamatoire orchestrée par El Mercurio, la grève des camionneurs… Des groupes anti-putschistes se forment et prennent contact avec des membres du gouvernement et des représentants des partis de gauche. Ils s’organisent pour empêcher le coup d’État qui se prépare.

Beaucoup d’illustrations d’Alain Frappier semblent élaborées à partir de photographies, ce qui accentuent le caractère documentaire de cette bande dessinée. En prenant le temps de planter le décor et d’entrer dans les détails, Désirée et Alain Frappier parviennent à décrire avec précision le climat et le contexte de cet événement dans l’Événement. Ils permettent de saisir comment des jeunes gens, sans réelle culture politique, sont brutalement conscientisés au point de se dresser contre leur hiérarchie prête à trahir le pays et sa Constitution. Ensemble, ils auront su se poser cette question fondamentale : Au nom de la morale, à quel moment devient-il juste de s’opposer ?
Et si Pinochet apparait finalement peu et fort tard dans ce copieux ouvrage, c’est qu’il a rejoint les putschistes seulement deux jours avant le 11 septembre 1973 – ce que l’on sait peu. Beaucoup d’informations, donc, qui permettent de comprendre cet épisode dans toute sa complexité. L’histoire reste bel et bien écrite par les vainqueurs et en définitive, ce sont eux qui ont fini par gagner : « On ne fait pas taire les vagues. »

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


ET QUE SE TAISENT LES VAGUES
Chili - La traversée
Désirée et Alain Frappier
320 pages – 24 euros
Éditions Steinkis – Paris – Octobre 2024
steinkis.com/livres/et-que-se-taisent-les-vagues.html



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