L’Assemblée constituante qui l’a rédigé a été convoquée à l’initiative du président de la République Rafael Correa, élu avec le soutien du mouvement politique « indien » Pachakutik (MUPP) et de la Confédération des nationalités autochtones de l’Équateur (CONAIE). Cette dernière avait élaboré une série de propositions afin d’affirmer une correspondance de sens entre le notion « occidentale » de nature et la notion andine de Pachamama, marquant un glissement du multiculturel à l’interculturel. Toutefois, Alfredo Gomez-Muller explique en quoi il juge cette correspondance problématique : « la notion scientifique de la nature-objet » suggère une séparation ontologique entre l’humain et la nature qui est absente du champ sémantique du terme Pachamama, utilisé pour nommer une réalité signifiée comme une personne avec laquelle il est possible de communiquer. Il trouve dans l’écologie profonde d’Arne Næss (1912-2009) une correspondance, sur le plan éthique, avec les conceptions andines de la relation entre l’humain et la Pachamama : son concept d’ « écosophie », notamment, soutient qu’il ne faut pas « mesurer le succès d'une politique économique en terme de revenus moyens mais en terme de qualité de vie, en particulier celle des groupes défavorisés ». Le philosophe norvégien oppose ainsi une conception relationnelle de la valeur à celle, nihiliste, de l'attribution de valeur à quelque chose qui en était dépourvu.
Le concept de buen vivir a été repris comme « principe éthico-moral » dans la Constitution bolivienne 2009, sous le premier gouvernement d’Evo Morales. Il comporte « une dimension sociale et économique de juste redistribution des biens et des services produits socialement, ce qui implique des formes d’action collective et de solidarité ». Il se distingue du vivir mejor individualiste et compétitif, associé au mode de vie de la modernité capitaliste. L’usage politique des vocables autochtones, sumak kawsay en kichwa et suma qamaña en aymara, renvoie à un modèle de vie spécifiquement andin. Toutefois, des anthropologues ont montré que ces termes étaient inconnus des locuteurs, renvoyant plutôt à des pratiques sociales idéalisées, simplifiées, atemporelles et essentialistes. Alfredo Gomez-Muller soutient cependant qu’il ne s’agit pas d’une tradition inventée mais plutôt « réinventée » dans la mesure où elle relève d’ « une mémoire collective très ancienne qui s'insère dans une histoire décelable, pour peu qu'on soit attentif à l'historicité des choses ». En effet, cette expression est déjà utilisée par Pomo de Ayala (1534-1615) et par l’Inca Garcilaso de la Vega (1539-1616), lesquels associe la question politique du bon gouvernement à la question étique du vivre bien dans le cadre communal. L’historien péruvien Alberto Flores Galindo a donné, dans les années 1990, à cette mémoire culturelle, dont il suit la trace sur cinq siècles, le nom d’ « utopie andine », présente au sein des populations « indiennes » des Andes comme une forme de réponse à la catastrophe de l’invasion Espagnole et de la destruction du Tawantinsuyo. Il décèle un aspect spécifique à cette forme d’utopie dans la conjonction entre la mémoire et l’imaginaire.
Enfin, l’auteur explore les incertitudes sémantiques autour du nom Pachamama.
Ce bref ouvrage permet non seulement de faire un point sur l’état des droits juridiques de la nature mais aussi d’inscrire ceux-ci dans une tradition politique particulièrement inspirante, que la grande rigueur d’ Alfredo Gomez-Muller nous empêche de trop idéaliser. Il nous aura en tous cas convaincu de plonger sans plus attendre dans la lecture de son beaucoup plus copieux ouvrage Communisme andin et bon gouvernement, dont nous rendrons compte très prochainement.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LES DROITS DE LA TERRE-MÈRE
Nature, Pachamama et buen vivir
Alfredo Gomez-Muller
352 pages – 9 euros
Éditions Wildproject – Marseille – Octobre 2024
wildproject.org/livres/les-droits-de-la-terre-mere
Du même auteur :
Communisme andin et bon gouvernement
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