Dès sa première embauche à Lip, en août 1946, il prend sa carte à la CFTC. Dans la famille des « outilleurs » , chaque mécanicien garde jalousement ses secrets. Lui regroupe les jeunes pour mutualiser leurs savoirs. Élu délégué syndical, il va circuler dans l’entreprise et mesurer « la réalité de l'exploitation usinière » : travail répétitif et abrutissant, surveillance des petits chefs. Adhérant à l’Union de la gauche socialiste (UGS) depuis 1957, il rejoint le PSU, à sa création en 1960.
En 1967, Besançon a été marqué par la grève de Rhodiaceta, la plus grosse usine de la ville qui emploie 3 000 salarié·es. Puis en Mai 68, Lip sera occupée pendant deux semaines. Fin 1971, le préventorium de Breguille lutte contre sa reconversion en hospice pour personnes âgées et sa privatisation.
Entre 1970 et 1973, la CFDT se développe considérablement. « Profondément renouvelée par 68 avec un ancrage accru, c'est cette CFDT qui a adopté à son 35ème congrès de 1970 une orientation « socialiste autogestionnaire » appuyée sur trois piliers : 1) la propriété sociale des moyens de production (ni privé ni d'État) ; 2) la planification démocratique ; 3) l’autogestion, de l'entreprise comme de la société. » Le PSU s’est « tout autant radicalisé », défendant le contrôle ouvrier pour préparer le passage au socialisme. Il se propose comme une alternative au Programme commun de gouvernement, signé par le PC et le PS en 1972, et jugé trop réformiste et étatiste.
Formation d’un comité d’action, « structure horizontale et souple », regroupant syndiqué·es et non-syndiqué·es, séquestration des administrateurs, relance de la production, appropriation des stocks et paie sauvage, convergence avec la lutte du Larzac, la grève de 1973 est évidemment racontée et surtout analysée, notamment le refus d’envisager une solution coopérative car « un îlot autogestionnaire » ne peut être que voué à l’échec en régime capitaliste. « L’intérêt de la lutte des Lip réside dans la remise en cause directe de l'ordre capitaliste, dans l'expérience extraparlementaire d'une légalité à venir, provisoirement “déjà là“ en quelque sorte. Cela ressemble, en acte, à la stratégie du contrôle ouvrier telle qu’elle est développée dans le manifeste du PSU de décembre 1972. » « Surgie d’en bas, Lip dessine de fait une voie alternative à la « seule solution » du Programme commun et d’un gouvernement d’union de la gauche, et, surtout, par le seul moyen électoral. Et il ne s’agit pas seulement là d'une position théorique. C'est aussi une leçon pratique. »
Le contexte du coup d’État au Chili donne une résonance particulière à la conception que développe Piaget, parmi d’autres, d’un « socialisme qui doit puiser les énergies populaires pour asseoir son pouvoir ».
La lutte des Lip a aussi servi de révélateur au combat pour l’égalité femme-homme.
Les différentes candidatures de Piaget sont également évoquées : cantonales, législatives et celle à l’élection présidentielle en 1974, qui provoquera beaucoup de discussions. Soutenue par le quotidien Libération, dont le premier numéro est paru le 18 avril 1973 et qui la considère « comme une évidence “parce que Charles Piaget c'est le symbole des Lip et que les Lip c'est déjà une image de la société que nous voulons“ », elle n’aboutira finalement pas, afin de conserver toutes ses chances au candidat du Programme commun qui perdra face à Giscard, avec 49,19 % des suffrages, et un taux de participation de 87 %.
Toutefois, Piaget considère que la victoire ne surgira pas des urnes mais du « mouvement », de la « base », et que pour cela un socle politique est nécessaire, « une démarche qui s'assume révolutionnaire, s’affranchissant d'une légalité qui n'est pas celle d'un ordre capitaliste voué à disparaître ». La Commission nationale entreprise (CNE) du PSU se réunit à Besançon en octobre 1973 et affirme qu’ « il n'existe pas de voie menant au socialisme dans le respect de la légalité et des structures de l'État bourgeois. » « Nous travaillons à la construction d'un parti révolutionnaire, et non d'une tendance autogestionnaire dans la gauche non communiste. » Ce chapitre est particulièrement intéressant, même si, Piaget n’étant pas libertaire, il n’évacue pas la question électorale ni la participation gouvernementale.
Enfin, sont évoqués les engagements ultérieurs de Piaget : la tentative de coordination des ouvriers en conflit dans leur entreprise, les « Mini-Lip », comme ils se désignent, la survie économique de la Scop-Lip, la candidature aux législatives de 1978 (qui recueillera à peine 3% des voix), le soutien à Agir ensemble contre le chômage, AC !, au collectif Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui (CRHA), créé pour défendre le programme du Conseil national de la Résistance après sa tentative d'instrumentalisation par Nicolas Sarkozy en 2007.
Loin d’être hagiographique, ce portrait n’épargne pas les critiques, en premier lieu celles que Piaget reconnaissait : le tort de toujours mener les assemblées générales parce qu’il avait l’habitude de parler et synthétiser, et aussi l’obstacle qu’a représenté son engagement pour celui d’Annie Piaget, son épouse, etc. Cet ouvrage, abondamment documenté, présente toutes les facettes d’un militant particulièrement charismatique et emblématique d’une époque. C’est de celle-ci, que Théo Roumier rend compte, bien plus largement, à travers le prisme des débats syndicaux d’alors, sur les questions de stratégie et de contrôle ouvrier.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
CHARLES PIAGET
De Lip aux « Milliers de collectifs »
Théo Roumier
202 pages – 12 euros
Éditions Libertalia – Montreuil – Août 2024
editionslibertalia.com/catalogue/poche/charles-piaget-de-lip-aux-milliers-de-collectifs
Du même auteur :
LA FORCE DU COLLECTIF
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