7 juillet 2025

KING KONG THEORIE

L’incipit est connu : « J'écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarés, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. » Virginie Despentes raconte comment elle est devenue Virginie Despentes et propose ses réflexions pour le moins iconoclastes sur le viol, la prostitution, la pornographie.

Ainsi trouve-t-elle formidable qu’il y ait aussi des femmes « épanouies dans leur féminité » mais revendique ne pas faire « partie de celles-là ». Elle affirme écrire en tant que « prolotte de la féminité » : « Quand j'étais au RMI, je ne ressentais aucune honte d'être une exclue, juste de la colère. C'est la même en tant que femme. » « Je me suis toujours sentie moche, je m'en accommode d'autant mieux que ça m'a sauvé d'une vie de merde à me coltiner des mecs gentils qui ne m'auraient jamais emmenée plus loin que la ligne bleue des Vosges. » 

Elle a pendant longtemps été loin du féminisme parce qu’être de son sexe ne l’empêchait pas de grand-chose. Pourtant, elle explique comment « les femmes se diminuent spontanément, dissimulent ce qu'elles viennent d’acquérir, se mettent en position de séductrices, réintégrant leur rôle, de façon d'autant plus ostentatoire qu'elles savent que – dans le fond – il ne s'agit plus que d'un simulacre. » Elle fustige « la propagande “pro-maternité“ » et explique ce que signifie ce pourvoir accru accordé à la femme, montre comment « un État qui se projette en mère toute-puissante est un État fascisant ». Si elle dénonce l’oppression des femmes, elle affirme qu’elle est aussi le pendant de celle des hommes. Plutôt que « l’exaltation de l’instinct maternel », elle défend les avantages de l’accession des hommes à une paternité active : « Le regard du père sur l'enfant constitue une révolution en puissance. Ils peuvent notamment signifier aux filles qu'elles ont une existence propre, en dehors du marché de la séduction, quelles sont capables de force physique, d'esprit d'entreprise et d'indépendance, et de les valoriser pour cette force, sans crainte d'une punition immanente. Ils peuvent signaler au fils que la tradition machiste est un piège. » « Car la virilité traditionnelle est une entreprise aussi mutilatrice que l’assignement à la féminité. » 


Le viol qu’elle a subi à 17 ans constitue une expérience fondatrice qu’elle analyse longuement, « blessure d’une guerre qui doit se jouer dans le silence et l’obscurité » : « C'est dans notre culture, dès la Bible et l'histoire de Joseph en Égypte, la parole de la femme qui accuse l'homme de viol est d'abord une parole qu'on met en doute. Puis j'ai fini par admettre : ça arrive tout le temps. Voilà un acte fédérateur, qui connecte toutes les classes sociales, d’âges, de beautés et même de caractères. Alors, comment expliquer qu'on entende presque jamais la partie adverse. » Elle conteste l’influence du porno sur le nombre de viols, comme si les agressions sexuelles étaient une invention récente. Par contre, « que les mâles français ne soient pas partis à la guerre depuis les années 60 et l'Algérie augmente certainement les viols “civils“. La vie militaire était une occasion régulière de pratiquer le viol collectif. » Elle reconnaît le déni des premiers temps, son refus d’utiliser le terme, de porter plainte : « La loi des flics, c'est celle des hommes. » Elle découvre que les livres ne pourront rien pour elle, jusqu’à ce qu’elle tombe sur un article de Camille Paglia qui « valorise le fait de s’en remettre, plutôt que de s’étendre complaisamment sur le florilège des traumas » : « Elle proposait de prendre le viol comme un risque à prendre, inhérent à notre condition de filles. » Avec le film Baise-moi, elle exprimera sa colère « contre une société qui [l]’a éduquée sans jamais [lui] apprendre à blesser un homme s’il [lui] écarte les cuisses de force ». Elle explique que «  le viol est souvent initiatique, il taille dans le vif pour faire la femme offerte, qui ne se referme plus jamais tout à fait », qu’il « fabrique les meilleures putes ». « Le viol est un programme politique précis : squelette du capitalisme, il est la représentation crue et directe de l'exercice du pouvoir. » Elle analyse et dénonce toutes les constructions culturelles et politiques autour du viol : l’impuissance de l’homme à dominer son désir, le sentiment de culpabilité des victimes, les fantasmes de viol parce que « dans la morale judéo-chrétienne, mieux vaut être prise de force que prise pour une chienne ».


Toujours à partir de sa propre expérience occasionnelle pendant deux ans – « étape cruciale […] de reconstruction » –, Virginie Despentes se penche sur la condition des prostituées. Elle se moque de la bien-pensance des femmes mariées « car si le contrat prostitutionnel se banalise, le contrat marital apparaît plus clairement comme ce qu'il est : un marché où la femme s'engage à effectuer un certain nombre de corvées assurant le confort de l'homme à des tarifs défiant toute concurrence. Notamment les tâches sexuelles. » Elle décrit la sensation d’ « empowerment » ressentie, comment, en jouant simplement le jeu de la féminité, elle provoquait un effet « quasiment hypnotique » sur beaucoup d’hommes, sans avoir besoin « d’être une mégabombasse ». Si l’écœurement corporelle ne lui posait pas de problème, la fragilité, la détresse des clients « rend[aient] le truc compliqué ».

Les médias français focalise toujours sur la prostitution la plus sordide, généralisant des conclusion sur le sexe tarifé dans son ensemble : « aucune femme ne doit tirer bénéfice de ses services sexuels hors le mariage », la sexualité des hommes est forcément monstrueuse puisqu’elle fait des victimes. 


Elle s’intéresse pareillement à la stigmatisation du porno : « Le problème que pose le porno, c'est d'abord qu'il tape dans l'angle mort de la raison. Il s'adresse directement au centre des fantasmes, sans passer par la parole, ni par la réflexion. D'abord on bande ou on mouille , ensuite on peut se demander pourquoi. » Selon elle, il intervient « comme un défoulement psychique pour équilibrer la différence de pression » entre les stimulations incessantes et abusives du quotidien, et les restrictions imposées par la réalité. À la manière des rêves, il dit la vérité sur nos désirs profonds, souvent incompatibles avec notre identité sociale. Elle voit dans la censure, la réponse à une inquiétude des élites face à la démocratisation du porno.


Impossible de reprendre ici toutes ses réflexions, dont beaucoup fonctionnent comme des punchlines. En définitive, elle oppose à la féminité comme « art de la servilité », sa propre théorie basée sur son interprétation du film King Kong de Peter Jackson, métaphore de « notre monde moderne » dans lequel la femme est « coupée de sa puissance fondamentale » : « Le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing, pas une vague promotion de la fellation ou de l'échangisme, il n'est pas seulement question d'améliorer les salaires d’appoint. »


Près de 20 ans après sa parution, cet essai n’a pas pris une ride ni perdu un décibel de sa puissance dévastatrice des idées reçues, et continuera longtemps à en déranger plus d’un·e. À méditer, assurément.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



KING KONG THEORIE

Virginie Despentes

162 pages – 15,20 euros

Éditions Grasset – Paris – Octobre 2006

www.grasset.fr/livre/king-kong-theorie-9782246686118/




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