Professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne et spécialiste de l’Allemagne, Johann Chapoutot raconte comment l’extrême centre, sans majorité électorale ni soutien populaire, a décidé de faire alliance avec l’extrême droite pour conserver le pouvoir. Cette histoire s’est passée en Allemagne, entre mars 1930 et janvier 1933. Contrairement au récit dominant, il n’y a dons pas eu de marée brune, mais une stratégie irresponsable de la part d’un libéralisme autoritaire imbu de lui même.
Le 7 décembre 2019, le collectif d’activistes du « Centre pour la beauté en politique » a déplacé la pierre tombale de Von Papen jusqu’au siège du parti chrétien-démocrate allemand (CDU) à Berlin, pour rappeler les dangers de la tentation d’une alliance avec l’extrême droite. C’est en effet lui qui a été l’artisan de la nomination d’Hitler à la chancellerie, le 30 janvier 1933, cet « amateur, flanqué d’une cohorte de poseurs, de gueulards et d’incompétents » qu’il était convaincu de pouvoir contrôler. Ce happening a alors permis de faire tomber le gouvernement d’union des droites en Thuringe.
Alors que l’histoire politique traditionnelle a retenu que le gouvernement de Grande coalition, dirigée par le chancelier social-démocrate Hermann Müller, de 1928 à 1930, a échoué en raison de la crise et de sa réponse budgétaire et sociale, l’auteur montre, à partir des mémoires d’Heinrich Brüning, que l’arrivée au pouvoir de celui-ci était prévu 6 mois avant le début de la crise financière internationale, dès le printemps 1929, pour mettre en place des réformes, notamment constitutionnelles. Aussitôt nommé, il annonce des mesures austéritaires et antisociales afin de réduire le déficit, menace de dissoudre le Reichtag s’il fait montre de s’y opposer, et fait passer son projet de loi en « ordonnance d’urgence », par un usage abusif de l’article 48-2. Le Reichtag s’y opposant malgré tout est dissous mais Hindenburg, profitant d’un vide juridique, signe de nouveau l’ordonnance, en l’absence d’assemblée. Le NSDAP est le vainqueur des nouvelles élections, en septembre 1930, puisqu’il envoie 107 députés et gagne 15,5 points. Le gouvernement Brüning se retrouve minoritaire et ne peut gouverner qu’avec le soutien des sociaux-démocrates qui s’abstiendront lors des votes, au nom d’un « moindre mal » par rapport aux nazis. Mais cette situation heurte profondément les conviction d’Hindenburg, aussi Brüning s’entretient-il aussi avec l’extrême droite. Des coalitions entre le Zentrum et les nazis sont décidées et réalisées dans certains Länder. Ces faits sont dument détaillés et analysés, comme tous ceux rapportés dans cet ouvrage.
Le dogmatisme de Brüning dans sa politique l’aveugle et son entêtement à la poursuivre est la cause principale de l’aggravation de la crise. Il est pourtant reconduit dans ses fonctions en octobre 1931.
En 1925, la candidature à la présidence du Reich d’un militaire monarchiste, le maréchal Hindenburg, est imposée au second tour, alors qu’il n’a pas participé au premier, pour éviter l’élection probable de Wilhem Marx, du Zentrum, lequel n’aurait certainement pas manipulé la Constitution à tout bout de champ en invoquant l’état d’urgence.
En Prusse-Orientale, depuis la colonisation médiévale par une aristocratie germanique qui a imposé le « cadastrage seigneurial du Gut », des grands propriétaires terriens, les Junker, dominent et gouvernent leurs vastes propriétés peuplées de serfs. Hindenburg est l’un d’eux et n’aura de cesse de défendre leurs interêts. Ses terres, administrées par un de ses frères, grevées de dettes, ont été saisies par une banque avant d’être rachetées par une souscription auprès des milieux agrariens, financiers, industriels et militaires, et offertes à Hindenburg pour ses 80 ans, en 1927. Légalement, elles sont au nom de son fils, afin d’esquiver par avance les droits de succession. Cette « mesquinerie fiscale » fera longtemps scandale.
Un chapitre complet est consacré à Alfred Hugenberg, magnat des médias, qui a mis sa fortune et son empire médiatique pour « transform[er] l’espace et le débat publics allemands en incubateurs des idées d’extrême droite tout au long des années 1920 ». Il co-fonde le DNVP, travaille à « l’union des droites » et constitue un « front national ».
En 1932, Hindenburg est réélu, avec le soutien massif du SPD qui fait barrage au danger fasciste. Toujours à la recherche d’économies budgétaires, Brüning élabore un projet de réforme agraire visant la Osthilfe qui bénéficie de crédits et subventions sans limite : « un gigantesque système de concussions et de détournements de fonds publics au profit des latifundiaires ». Il s'agirait de nationaliser les terres grevées de dettes et de les lotir pour des colons – des chômeurs – que l'on installerait en Prusse-Orientale. Il perd évidemment la confiance du président, toujours très préoccupé par ses intérêts personnels.
Les pratiques institutionnelles d’outre-Rhin sont observées par des professeurs de droit français, comme René Capitant, notamment comment l’usage d’un texte s’infléchit jusqu’à changer la nature même du régime. Carl Schmitt, de son côté, théorise « la dictature comme institution républicaine » et livre aux présidentialistes « l’armature théorique, en termes de philosophie politique et juridique, de leur coup d’État progressif, par l’usage immodéré de l’article 48 » notamment. « Schmitt offre au pouvoir exécutif un vade-mecum argumentatif redoutable de jésuitisme et de solidité, et signale par là même disponibilité être le Kronjurist, le juriste de cours, des libéraux autoritaires. »
Un « cabinet de nantis », « assemblage inédit depuis 1918, de tout ce que les élites patrimoniales du capital industriel, bancaire, agrarien, aristocratique et militaire offrent de plus caricatural », est formé autour du chancelier von Papen, annonçant clairement qu’une « politique de classe et de clan la plus brutale […] va être menée ». Le Reichstag est de nouveau dissous et s’ouvre une campagne de sept semaines alors que les SA et les SS, récemment interdits, sont de nouveau autorisés, déchaînant une violence inédite dans les rues d’Allemagne, et que les dernières élections locales ont vu au printemps les nazis arriver partout en tête, sauf en Bavière. En Prusse, suite au « dimanche sanglant d’Altona », en banlieue de Hambourg, la loi martiale est proclamée au nom de la sécurité et de l’ordre public. Le Parti communiste (KPD) est accusé de tous les maux. Le 31 juillet, les nazis doublent leur score par rapport à 1930, avec 37,3% des voix, et obtient 230 sièges, devenant le plus gros groupe parlementaire.
Papen entend revenir sur « l’étatisation de l’économie » et instaurer « Der neue Staad » qui « abdique prétentions régulatrices, redistributives et coercitives des inégalités sociales », en particulier l'assurance chômage puisque celui-ci perçu comme « la faute d'un individu et non d'un système économique » : « parler d'assurances sociales, c'est obliger l'état à prendre sur lui le risque inhérent à toute vie ». Il prétend, dans « une rhétorique argumentative où le syllogisme le cède à l’anadiplose, » que la dérégulation et les subventions massives aux entreprises sont la meilleure politique sociale. Il s’agit également d’instaurer « officiellement » un régime autoritaire présidentialiste, de « prendre congé de la démocratie parlementaire » pour de bon.
Pourtant, si les résultats sont en apparence spectaculaires pour les nazis, l’analyse rigoureuse montre qu’ils ont atteint le plafond de verre et que leur progression par rapport à ceux du printemps est minime, tandis que « les marxistes » progressent. Ils leur faut prendre le pouvoir maintenant sous peine d’être condamnés à l’opposition. Kurt von Schleicher, « l’artisan des combines et des combinaisons », négocie leur entrée dans le gouvernement mais Hitler se montrera intransigeant en exigeant la Chancellerie, ce à quoi Hindenburg répugne. Les SA, doutant de la stratégie électoraliste, déchaînent leur violence. Le Parlement est de nouveau dissous, juste avant qu’il ne renverse le gouvernement, par 92,5% des députés, dans des circonstances assez rocambolesques.
Papen entend assurer la stabilité du gouvernement en refusant l’alternance parlementaire, pour défendre l’État contre la prédation nazie, avec troisième voie, centrale : il a un programme, pensé, cohérent, qui doit être appliqué. Les élections législatives sont fixées au 6 novembre 1932 et les libéraux autoritaires estiment – fort étonnamment – avoir des chances de les gagner. Papen félicitent les nazis d’avoir su imposer le thème du relèvement national et regrette qu’ils ne l’aient pas rejoint dans son combat contre le marxisme. Goebbels met en œuvre une campagne contre les élites et les privilèges, tout en agitant la fibre sociale, par exemple en rejoignant la grève des transports berlinois. « C’est, après tout, la mission historique du NSDAP, qui a été fondé pour cela entre 1919 et 1920 : capter un électorat tenté par l'internationalisme marxiste, le rabattre vers le nationalisme le plus strict, moyennant quelques slogans et promesses qui n’engagent que ceux qui y croient, le tout financé par la bourgeoisie qui a immédiatement saisi tout l’intérêt politique de cet attrape-nigaud d'anthologie. » Pendant ce temps, Hitler fait la tournée des patrons. Reste qu’il s’avère difficile de combattre avec virulence un gouvernement qui réalise ce que les nazis veulent faire !
Les élections sont un revers cinglant puisque le premier parti d’Allemagne perd 2 millions d’électeurs et qu’à peine 10% demeurent derrière le gouvernement. Hitler exige de nouveau la chancellerie à laquelle Papen s’accroche. Des tensions s’expriment au sein du NSDAP, derrière Gregor Strasser qui plaide pour une entrée au gouvernement. Le monde économique enjoint Hindenburg de nommer Hitler, qui va toutefois nommer Schleicher, après bien des tractations.
Cependant, les discours d’Hitler sur « l’inégalité parmi les hommes », la performance et le principe du chef, la propriété privé, la hiérarchie et la concurrence, l’opposition à la démocratie, le darwinisme social et le racisme, notamment devant le prestigieux Club de l’industrie de Düsseldorf, séduisent les industriels allemands. Le réarmement et le projet d’un empire colonial sur le sol même de l’Europe, au non de la conquête de l’espace vital, leur promettent « une orgie de dividendes ». Les officiers de la Reichswehr sont également convaincus par des ambitions territoriales qui leur réservent avancement et pouvoir. Le professeur Schmitt plaide désormais pour « l’État total », prononçant « l'oraison funèbre de la démocratie weimarienne ».
Redoutable tacticien, Schleicher entend fracturer le mouvement nazi dont il a compris la nocivité à l’été 1932. Il se rapproche du SPD et des syndicats, au grand étonnement de leurs dirigeants, et annonce un certain nombre de mesures sociales, ainsi que la reprise du projet de réforme agraire à l’Est . Face à une répartition en trois blocs, il a la prétention de les dépasser pour dégager une majorité nationale-sociale. Il propose à Strasser de le nommer vice-chancelier et le présente à Hindenburg. De son côté, Papen qui n’a pas digéré son éviction intrigue en faveur de la nomination d’Hitler comme chancelier. À 11h30, le 29 janvier 1933, ce citoyen allemand depuis moins d’un an prêtera serment.
Sans jamais que soit mentionnée de comparaison avec la situation actuelle avant la conclusion, le lecteur ne cessera de frémir aux échos incessants : une politique d'austérité dogmatique qui aggrave la crise et la misère, des mesures de destruction du modèle social à coups de 48–2, une présidentialisation et une concentration des pouvoirs exorbitantes, une dissolution raté, une défaite cuisante aux législatives, le refus de tenir compte des résultats des élections, la condamnation des « extrêmes » tout en précisant que certains le sont plus que d’autres, un milliardaire habité par une mission de résurrection nationale, des paniques morales en -isme, etc, etc. L’auteur avoue avoir lui même avoir été surpris par le nombre de résonances au cours de son enquête historiographique et archivistique. Ce sont bel et bien les libéraux autoritaires qui ont installé l’extrême droite au pouvoir et « l’analogie historique » (selon l’expression de Michaël Fœssel) n’est aucunement incongue. Et aussi parce que la Constitution de la Ve République découle directement de celle de Weimar. Glaçant et indispensable !
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LES IRRESPONSABLES
Qui a porté Hitler au pouvoir ?
Johann Chapoutot
304 pages – 21 euros
Éditions Gallimard – Collection « NRF Essais » – Paris – Février 2025
www.gallimard.fr/catalogue/les-irresponsables/9782073061195
Du même auteur :
LIBRES D’OBÉIR
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