11 juin 2018

LA TYRANNIE DU GENRE

Si nous sommes tous différents, selon notre sexe biologique, nous sommes tenus d’être différents de telle ou telle manière.
Un ensemble de discours psychologisants, de normes et de symboles instaurent une « police du genre » qui agit comme déterminant physique et psychologique. Ce sexisme ordinaire « ronge la confiance en soi et rogne l’éventail des possibles », instaurant une « bi-catégorisation
, obsédée par tout « risque » de confusion ». Les distinctions matériels et symboliques qui en découlent sont alors présentées comme relevant de l’essence même de chaque groupe.


Marie Duru-Bellat explique comment « la société – concrètement : la famille, l’école, tout le réseau amical, les médias, etc. – veille à ce que dès la naissance chaque enfant apprenne ce qu’il est censé être selon le sexe qui lui a été déclaré à la naissance. » Il faut apprendre à être viril ou féminine. L’intériorisation et la mobilisation de ces stéréotypes est automatique et inconsciente. Les « discours performatifs » engendre des « prophéties auto-réalisatrices » : en se conformant à ce qu’on croit être une caractéristique du genre, par souci de « normalité », on confirme l’existence de comportements de genre.
L’enfant apprend le genre par imitation au sein de sa famille. Les pratiques éducatives des parents veillent à apprendre à communiquer et à mobiliser son corps différemment selon son sexe pour être « adapté à la société ». Ainsi les garçons sont davantage stimulés sur le plan moteur. Les offensives du « marketing genré » participent à cette « séparation ». Les filles sont poussées à gérer leurs émotions et les relations interpersonnelles tandis que les garçons sont encouragés à l’autonomie, l’exploration, dotés d’un fort sentiment d’efficacité personnel voire d’un « égocentrisme serein ». Et chaque sexe devient un « dispositif de formation » pour l’autre sexe. Cette forte pression sociale à l’oeuvre dès le plus jeune âge pour reproduire les modèles existants se poursuit à l’école où les stéréotypes créent de vraies inégalités, où les compétences académiques présumées des filles et des garçons influent sur leur sentiment de compétence et leurs performances. L’impact du contexte psychosocial sur ces dernières est si fort qu’il est impossible d’interpréter les différences de performances entre les sexes comme assises sur des fondements biologiques. Il impose une forme d’autocensure sur les orientations. La mixité scolaire renforce les stéréotypes dans la mesure où chacun va d’autant plus se conformer à la norme : manifestation des qualités physiques et athlétiques, décontraction, aptitude à défier les règles, savoir-faire auprès des filles  à partir de l’adolescence pour les garçons, apparence physique et sociabilité pour les filles. Leurs médias et leurs loisirs sont très marqués par le sexisme. Ils enjoignent de se concentrer sur la valorisation du corps et les techniques de séduction, et de laisser le développement intellectuel, ce qui concerne le travail, l’actualité politique, le monde, etc) aux adultes et aux garçons.
L’entrée dans la sexualité constitue l’expérience la plus intense d’une situation d’asymétrie, de domination, tant « la représentation de la sexualité masculine s’impose aux filles qui doivent soumettre leur corps au désir masculin ». Mais les « effets » les plus solidement démontrés de l’hyper-sexualisation portent sur la restriction mentale qu’elle fait peser sur les jeunes filles, accaparant leur esprit par le soucis de l’apparence et l’obsession du regard des autres.

La continuité des messages reçus durant toute l’adolescence inculque aux jeunes filles que seule compte l’expérience amoureuse et qu’elles doivent « trouver leur bonheur dans l’exaltation amoureuse et la dépendance ».
Une multitude de processus émanant de la famille, de l’école, de la publicité, du marketing, façonne, dresse les corps. L’inégale pratique du sport, par exemple, joue un rôle précoce avec l’injonction faite aux femmes qu’elles doivent rester féminine, forgeant des corps vulnérables qui achèvera de les convaincre qu’elles sont « le sexe faible ». De même, l’espace public urbain est organisé pour les hommes si bien que « la crainte d’être victime finit par nourrir une passivité dont on sera victime quand on sera agressée ».
De même la beauté constitue une dépendance au droit de regard constant des hommes, parce que définie par les normes d’autrui, symboliques, qui constituent une « tyrannie de l’apparence ». La sexualité humaine est le « reflet érotisé de la domination masculine », organisée pour l’excitation et la satisfaction du désir masculin. Marie Duru-Bellat explique qu’il y a continuum entre la sexualité dite normale qui oppose les hommes actifs aux femmes attractives, et les violences que subissent celles-ci  depuis les harcèlements quotidiens jusqu’au viol.
Elle n’est pas convaincue que l’instinct maternel soit naturel. En effet, du XVIe au XVIIe siècle en France, il était normal de se séparer précocement de son bébé pour le confier à une nourrisse pendant plusieurs années. Puis la psychologie, la médecine, la psychanalyse, la religion se sont mobilisées pour convaincre les femmes de se consacrer à la maternité et les culpabiliser, ce qui n’était donc pas si « instinctif » que ça. La maternité est obligatoire et doit être épanouissante, invisible dans la vie professionnelle, planifiée au meilleur moment, entre stratégie de carrière et pression autour de l’ « horloge biologique » et abnégation car si les pères aident de plus en plus, il ne font toujours qu’ « aider ». Cette division du travail est la clef de voûte du patriarcat.
La réussite professionnelle s’accompagne d’une hyper-sexualisation, sur-marquage de la « féminité » pour rassurer les hommes et s’excuser pour l’emprunt de certaines prérogatives masculines.

Les scientifiques mobilisent les données naturelles pour « déshistoriciser » les deux sexes, pour ancrer dans la nature les normes qui régissent leurs comportements. Les inégalités seront ensuite justifiées rationnellement, découlant d’un ordre naturel : le sexe expliquant alors le genre. Le corps ne peut pas être conceptualisé comme sexué tant les différences sont minimes par rapport aux points communs mais il est genré par une polarisation sur ce qui distingue les deux sexes et une négligence de ce qui leur est commun. Les recherches sur les hormones par exemple ont permis de découvrir la présence d’hormones « mâles » dans les corps féminins et vice et versa alors que les chercheurs pensaient établir l’existence de deux hormones clairement sexuelles : ils ont cependant conserver les étiquettes pour conforter le modèle dualiste !
La sous-estimation systématique de l’impact de l’environnement dans leurs études dans lesquelles ils ne retiennent que les facteurs biologiques, est flagrante dans les sciences du cerveau par exemple : les cerveaux d’un athlète et d’un joueur d’échec diffèrent autant que les cerveaux d’un homme et d’une femme. « Non seulement il est alors légitime de parler de construction sociale des corps mais les relations entre biologie et social, nature et culture s’avèrent circulaires. »

Les sciences humaines au contraire et en particuliers les sciences sociales (anthropologie et sociologie) s’attachent à « dénaturaliser » les phénomènes sociaux et à mettre en avant la notion de genre, afin de rompre avec les évidences du sens commun qui regardent comme « essentialiste » la réalité sociale. « De fait, tout comme le racisme, le sexisme est un essentialisme : toutes les différences sociales observées à un moment et dans un contexte donnés sont renvoyées à une nature biologique immuable, qui fonctionne comme une essence. »
« Il est impossible d’estimer strictement ce qui relève de la nature et de la culture dans les comportements humains, et il faut renoncer à une vision mécaniste et unidirectionnelle de leurs rapports, puisque nature et culture s’influencent mutuellement. »

La notion d’identité sexuée construit une dichotomie homme/femme dépourvue de nécessité et contraignante pour les deux sexes. La notion d’identité est liée à une conception particulière de la personne, occidentale et individualiste, héritée de la philosophie des Lumières, depuis le cogito cartésien. Il revient à l’individu, lorsque la vie n’est plus cadrée par des rôles contraignants et des habitudes impensées, de se définir comme une identité stable et identifiable par les autres.
C’est ce qui est attendu des hommes et des femmes dans le contexte des relations sociales qui créé des distinctions psychologiques masculines et féminines qui n’existent pas en elles-mêmes, des qualités et des affects que l’on va agréger  pour définir la masculinité et la féminité.
L’identité se construit à partir des connaissances ou des croyances sur les attitudes et les comportements réputés comme typiques des catégories « déjà là » et considérées comme évidentes et nécessaires pour être intelligible aux yeux d’autrui. Judith Butler parle du « caractère performatif du genre ».
Dans les groupes non mixtes, les comportements des adultes des deux sexes sont tout à fait similaires, tandis que dans les groupes mixtes, on voit apparaître une « division du travail ».
C’est le rapport entre les groupes qui façonne des identités particulières et c’est la hiérarchie entre les groupes qui crée le genre. Virginie Despentes explique que la féminité, « massivement, c’est juste prendre l’habitude de se comporter en inférieure ».
Une des seules différences psychologiques significatives entre hommes et femmes est la tendance masculine un peu plus élevée à l’agression physique.
« Hiérarchie et contrainte font du système de genre un système de domination, dont le principe est de construire une différenciation à partir du sexe et sur la base du genre, pour justifier et maintenir les inégalités en place. » La violence symbolique définie par Pierre Bourdieu comme «  tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force », engendre une impossibilité de penser autrement. Marie Duru-Bellat explore également la complexité des notions de consentement et de complicité tant de nombreuses pratiques n’ont pas un caractère intentionnel et beaucoup de comportements sont étayés par tout un arrière-plan idéologique et culturel.

Elle s’analyse ensuite les différentes propositions actuelles pour l’égalité entre femmes et hommes. Une égale reconnaissance du féminin et du masculin dans leurs spécificités, acceptation « différentialiste », conforte des différences supposées communes à chacun des genres et permet de faire accepter de façon indolore la hiérarchie. Or il est impossible de savoir quelles différences sexuelles subsisteraient si toute la différenciation sociale des sexes venait à cesser. Ainsi, défendre la parité c’est « vouloir inscrire la différence dans le droit, c’est vouloir qu’elle soit sacralisée et du même coup interdire que les personnes puissent choisir de n’être plus ainsi limitées dans leurs choix ».
Au contraire, une indifférenciation des deux sexes et une égalité des personnes toutes différentes, acceptation « universaliste », propose de reconnaître la multiplicité des identités et des configurations de genre, en dépassant les pôles restrictifs de masculin et du féminin, de se libérer de l’emprise des genres en multipliant les genres, en ne se pliant pas au bipartisme. L’auteur propose, dans la continuité des féministes Christine Delphy et Monique Wittig, de refuser la hiérarchie, d’éliminer la notion de genre, sans nier l’existence de différences corporelles mais en refusant qu’elles déterminent qui l’on est, d’admettre qu’il existe de multiples manières de vivre sa masculinité ou sa féminité au point de rendre superfétatoire ces deux termes.
On observe déjà que les parents aux conceptions plus égalitaires ont des enfants moins imprégnés par les stéréotypes de genre, un parentage partagé brouillant les notions actuelles de féminin/masculin.
Marie Duru-Bellat préconise d’apprendre aux filles à être moins obnubilées par le regard des autres et leur propre apparence et aux garçons à se sentir davantage concernés par le bien-être des autres et moins se considérer comme des petits chefs.
Elle consacre un paragraphe très intéressant à la féminisation systématique du langage qui fortifie une pensée bipolaire du monde. Cependant, il est avéré que la sexuation grammaticale des métiers contribue à leur féminisation dans la vie et il est aberrant qu’une règle établisse que le masculin l’emporte sur le féminin. Elle fait aussi remarquer que les pays ne sont pas plus égalitaires lorsque leur langue utilisent trois genres ou aucun.
Elle suggère aussi la suppression du sexe sur les papiers d’identité, de même qu’on n’y mentionne pas la couleur de peau ou les handicaps physiques. La biologie n’a rien à voir avec la citoyenneté.


Cette étude d’une immense complexité tranche rigoureusement avec beaucoup de discours superficiels et de revendications qui ne font que proposer de nouveaux conformismes. Appuyée sur de très nombreuses recherches (la bibliographie est très impressionnante), elle remet en cause énormément de lieux communs et ouvre des perspectives radicales.



LA TYRANNIE DU GENRE
Marie Duru-Bellat
312 pages – 17 euros
Les Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques – Paris – Septembre 2017



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