24 juin 2018

LA SEPTIÈME ARME : une autre histoire de la République

Théorisée par les militaires français pendant la guerre d’Indochine, la doctrine de la guerre contre-insurrectionnelle, maquillée en politique de maintien de l’ordre, est encore à l’oeuvre dans l’actuelle « guerre contre le terrorisme ». De la guerre d’Algérie à Rwanda, en passant par l’Amérique latine, le journaliste David Servenay retrace l’histoire de cette arme dite psychologique.

En 1936, le maréchal allemand Erik Lundendorff explique dans La Guerre totale que les guerres modernes ne vont plus opposer des nations mais des « races » ou des potentiels économiques. Tirant les leçons de la Révolution en Allemagne en 1918, il prescrit une guerre préventive contre les ennemis de la nation (juifs, communistes, francs-maçons), en insistant sur l’importance du renseignement. Admiratifs des tactiques militaires utilisées par le Reich mais d’abord réticents, les stratèges occidentaux vont s’en inspirer en 1945, après que les deux explosions atomiques sur le Japon modifient profondément les règles du jeu en neutralisant tout risque de confrontation directe et que s’ouvre le front des guerres de libération indépendantiste. Il s’agit de reprendre les méthodes « révolutionnaires » de ces nouveaux ennemis pour entraver ce nouveau péril, en mettant en oeuvre « des techniques de conditionnements psychologiques et d’organisation de l’espace ».
À partir de 1951, le lieutenant-colonel Lacheroy, en Indochine, découvre et analyse les méthodes des rebelles et développe une stratégie pour les entraver : quadrillage du terrain, renseignement, action psychologique et terreur. Il aura l’occasion d’exposer sa doctrine devant 2000 officiers en juillet 1957 et accompagnera le général Massu lors de la Bataille d’Alger pendant laquelle ils parviendront à démanteler les hiérarchies parallèles du FLN. En s’appuyant sur les travaux du sociologue soviétique Serge Tchakhotine, Le Viol des foules par la propagande politique, ils généraliseront l’utilisation de la torture, instrument de terreur instauré en système non pour soutirer des renseignements mais pour susciter la peur et contrôler la population : « On obéit à celui qui vous terrorise ».
Les élèves de Lacheroy perfectionneront encore la méthode au Cameroun, entre 1957 et 1960 en détruisant des villages pour regrouper et maîtriser les populations dans des camps retranchés, isoler et éradiquer les rebelles. Les tueurs du SDECE vont assassiner, à Genève, Félix Mounié, président de l’UPC.
Le Commandant Paul Aussaresses enseignera ces techniques à Fort Bragg à partir de 1962, l’école des forces spéciales américaines.
Les acteurs de cette histoire sont nombreux et se retrouvent sur le terrain de la plupart des guerres du XXe siècle. David Severnay en a rencontré et interviewé beaucoup. Ses récits, succincts bien qu’abondamment documentés, sont édifiants et, mis en perspective, aident à déceler leur généalogie, animés par une même politique.
Signalons l’organisation du trafic d’héroïne sur le plateau du Tonkin par le colonel Trinquier pour financer les milices de maquisards et lutter contre les arrières du Viet-Minh. Les livraisons sont assurées par l’armée de l’air mais aussi par la compagnie aérienne Aigle Azur qui va contribuer à la fortune de son patron, Sylvain Floirat, à la tête de l’empire Matra et qui choisira comme dauphin… Jean-Luc Lagardère.
En Amérique du Sud la doctrine Lacheroy va déboucher sur les coups d’État au Brésil et en Bolivie en 1964, en Uruguay et au Chili en 1973, en Argentine en 1976, toujours avec l’aide de la CIA. Aussaresses sera attaché militaire au Brésil de 1973 à 1976.
En 1990, le gouvernement français intervient au Rwanda pour épauler le régime menacé par une rébellion. L’armée française va conseiller les unités de choc rwandaises à mettre en place une immense hiérarchie parallèle à l’État, colonne vertébrale de l’appareil génocidaire, en manipulant le critère ethnique. Le colonel Bagosora diffuse, 18 mois avant le génocide, la feuille de route des opérations militaires. Dans son agenda personnel retrouvé à Kigali, il décrit la planification détaillée de l’appareil politico-militaire qui reprend tous les aspects de la doctrine Lacheroy : création de milices, enrôlement de la population, propagande par « radio mille collines », équipement en armes et loi d’amnistie pour les génocidaires. D’avril à juillet 1994, entre 800 000 et un million de personnes seront massacrées. « Ce génocide reste la version la plus aboutie de la doctrine de la guerre révolutionnaire. »

Après l’attaque du 11 septembre 2001, commence l’ère du « avec nous » ou « contre nous ».  Les américains adoptent les principes de la doctrine contre-insurrectionnelle pour l’Afghanistan. En 2008, avec le nouveau Livre blanc de la défense et sécurité nationale, Nicolas Sarkozy engage la France, à la suite de l’OTAN, dans la guerre au terrorisme. C’est Alain Bauer qui impose le concept des faucons américains de « sécurité nationale », le « continuum stratégique » entre front intérieur et extérieur. Après les attentats de 2015, 34 000 soldats sont déployés sur le territoire national et sur le théâtre d’opérations extérieures – inédit depuis la guerre d’Algérie – même si plusieurs experts estiment que c’est inutile pour empêcher les attentats qui, d’ailleurs, ne cesseront pas. Le directeur de la DGSI, Patrick Calvar, a expliqué en mai 2016 devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale que la réponse sécuritaire face à la radicalisation n’est pas suffisante et qu’il faut envisager la prévention, que la montée des extrémismes en Europe est un autre danger car l’ultra-droite n’attend que la confrontation. Le 1er novembre 2017, Emmanuel Macron met fin à deux ans d’État d’urgence… en l’intégrant dans la loi ! Le régime d’exception devient permanent.

David Servenay évite la dramatisation. Il s’appuie sur la parole des acteurs et des témoins, politiques et militaires, chercheurs et historiens, pour donner à comprendre un système utilisé sans aucun débat public, camouflé ou présenté au nom de la sécurité. Il oppose les différents point de vue sans jamais commenter même si bien évidemment le choix des citations et leur organisation ne sont pas innocents. De même, il s’appuie uniquement sur des études pour évoquer les risques à venir, sans jamais extrapoler. On regrette qu’il n’ait pas évoqué l’utilisation de l’état d’urgence dans la répression des mouvements sociaux mais cette synthèse n’en demeure pas moins une puissante démonstration, un brillant exposé absolument nécessaire tant "il y a plusieurs façon de raconter l'histoire". À digérer et à colporter.





LA SEPTIÈME ARME : une autre histoire de la République
David Servenay et Jake Raynal
144 pages – 19,90 euros
Éditions La Découverte – Paris – Juin 2018

Paru en version courte et en noir et blanc dans LA REVUE DESSINÉE #14
 


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