Depuis le Moyen-âge, de nombreux jeux populaires de ballon sont pratiqués en Angleterre et en Bretagne, sans aucune règle fixe, si ce n’est celles décidées en début de chaque partie qui peuvent durer plusieurs jours, s’étendre sur plusieurs villages, impliquer plusieurs centaines de personnes et permettre pratiquement tout, y compris des émeutes préméditées. Du XIVe au XVIIe siècle, il subit, comme les pratiques alimentaires, sexuelles ou guerrières, une répression visant leur « normalisation », avec l’apparition depuis la Renaissance des structures étatiques qui tentent d’acquérir le monopole de la violence physique. Mais c’est surtout le processus d’individualisation de la propriété agraire, l’enclosure, qui va « enfermer » ces pratiques sauvages : les terres communalisées sont accaparées au profit de la bourgeoisie rurale. Puis, après en avoir dépossédées les communautés villageoises, les classes dominantes anglaises vont rationaliser le ballon rond pour en faire un instrument pédagogique, une pratique dure et viriliste. Le football moderne nait véritablement le 26 octobre 1863 à la Freemasons Tavern de Londres, lorsque les délégués des clubs des public schools et des universités en fixent les règles définitives. Des clubs sont alors créés dans les usines et les paroisses, le redémocratisant dans un soucis de pacification sociale et de paternalisme jusqu’à devenir une « religion laïque du prolétariat britannique ».
Mickaël Correia raconte ensuite comment le football a connu un bref mais intense épisode de féminisation, lors de la Première Guerre mondiale, lorsque les femmes ont remplacé les hommes dans les usines, qu’elles se sont battues pour le droit de vote, avant que cette pratique soit interdite en 1921 et pendant exactement cinquante ans. Encouragé par l’église au nom de la vie saine et pour lutter contre l’alcoolisme, et par le patronat appliquant l’adage d’Henry Ford : « Faites faire du sport aux ouvriers. Pendant ce temps, ils ne penseront pas à l’organisation syndicale. », il devient un nouveau « terrain de lutte ». Une Coupe du monde du football ouvrier est mise en place comme contre-modèle aux compétitions mercantiles et nationalistes promues par la FIFA. De la même façon, une Olympiade populaire sera organisée à Barcelone en réaction aux Jeux Olympiques de Berlin de 1936. La veille de l’ouverture, Franco déclenche un soulèvement militaire et de nombreux athlètes rejoignent les Brigades internationales. Venus combattre le fascisme dans un stade, ils le combattront les armes à la main.
Il raconte comment Mussolini instrumentalise le football avec sa propagande, comment il est encadré par le régime soviétique. Longtemps Le Dynamo de Moscou, créé par la Gépéou, est régulièrement sifflé, en particulier lorsqu’il est opposé au Spartak, club indépendant et populaire, ce qui permet une « petit façon de dire non » à ceux qui le soutiennent. Les frères Starostine, dirigeants et joueurs renommés du Spartak, finiront par être arrêtés en 1942, mais participeront ensuite au championnat inter-goulags. En Espagne, cette même rivalité se dessine entre le Real Madrid, la « casa blanca », et le FC Barcelone dans le stade duquel la langue catalane interdite est allègrement utilisée et les pamphlets antifranquistes circulent. La rencontre du 17 février 1974 entre les deux clubs se solde par une victoire écrasante du Barça, 5-1, baptisé « la manita » (la petite main), comme une gifle fatidique au pouvoir.
Mickaël Correia décrit la même opposition entre instrumentalisation du football au service de la propagande par le régime nazi et vecteur de contestation dans le Reich et les pays occupés (Autriche, Norvège, Pays-Bas). Nous ne rapporterons pas ici tous ces récits pourtant fort intéressants. Parfaitement documenté sur l’histoire mondiale de ce sport, il évoque évidemment les Corinthians, club autogéré de Sao Paulo qui va contribuer à combattre la dictature, mais aussi les Ahlawy, ultras du Al Ahly FC, club de foot du Caire qui affronteront la police puis l’armée début 2011 et permettront l’occupation de la place Tahrir.
Le football fut ainsi très souvent utilisé comme un moyen de lutte, un instrument de construction d’une identité nationale et de résistance à l’oppression coloniale. La désertion des joueurs d’origine algérienne pendant la guerre d’indépendance, qui abandonnèrent leurs clubs métropolitains pour former une équipe nationale et jouer dans le monde entier, révéla la nature des « événements ». L’actuelle équipe palestinienne fut reconnue par la FIFA en 1998, première instance internationale à reconnaitre la Palestine comme État indépendant.
Le dribble est né « pour sauver sa peau ». Au Brésil où ils étaient ostracisés, les noirs inventèrent cette technique de survie pour éviter tout contact avec les défenseurs blancs. Ils « tropicalisèrent » le football, en empruntant des mouvements à la capoeira, créant l’antithèse du football européen, scientifique et rigoureux.
Les zapatistes diversifient leurs pratiques militantes pour populariser leur cause et naturellement, le football, « langage universel », va permettre de véhiculer leurs messages et de susciter des solidarités. Dans ce compte-rendu d’un match entre zapatistes et observateurs internationaux dans le roman écrit par le sous-commandant Marcos et Paco Ignacio Taibo II, Des Morts qui dérangent, les indiens, dominés physiquement, épuisent leur adversaire en occupant leur zone défensive qu’ils transforment en champ de boue, avant de les déborder et de les écraser. Sublime métaphore de leur stratégie face à l’État mexicain, forgée par cinq cents ans de guerre asymétrique contre le colonialisme.
Dans les colonies, françaises d’Afrique par exemple, le football reste longtemps ségrégué par peur des autorités d’assister sur le terrain à une revanche symbolique des « indigènes » sur le colonialisme. Pierre de Coubertin déclarait en 1912 : « Un victoire – même pour rire, pour jouer – de la race dominée sur la race dominatrice prendrait une portée dangereuse et risquerait d’être exploitée par l’opinion locale comme un encouragement à la rébellion. »
Mickaël Correia présente également l’histoire des mouvements hooligans en Grande-Bretagne, « catharsis dionysiaque au coeur même des Trente Glorieuse », et ultras en Italie, proches de la gauche extra-parlementaire dans les années 1970 et encore aujourd’hui « vigies face à l’ordre sécuritaire grandissant et défenseurs du football en tant que « bien commun » lorsqu’ils obtiennent la suppression de la tessera del tifoso. Il consacre aussi un chapitre au si subversif Maradona, aux ultras stambouliotes qui défient le pouvoir d’Erdogan et éduquèrent les manifestants de la place Taksim à la lutte urbaine contre la police anti-émeute, à la révolte pour « rendre le football aux footballeurs » en France à partir de l’occupation du siège de la FFF en mai 68, avec l’aventure politique de Mouvement Football et Progrès, l’expansion de la pratique du foot à sept autoarbitré, la lutte contre le « contrat esclavagiste des joueurs professionnels, le mensuel Miroir du football lancé en 1960 qui va militer pour le beau jeu et dénoncer le « paternalisme des caciques du football français et son impact mortifère sur le ballon rond ». De la même façon, le football féminin se heurte à un machisme décomplexé. En 2005, la FFF organise pour les joueuses des grands clubs des « journées jupes » pour leur apprendre à porter un tailleur et à se maquiller et un programme scolaire en 2011 est baptisé « Le football des princesses » à grand renfort de couleur rose confirmant « l’instrumentalisation institutionnelle et politique du corps des femmes ».
À partir des années 1990, une vague de démocratie assembléiste au sein de la monolithique industrie du football, une volonté de réappropriation populaire du football va partir d’Angleterre avec la création de coopérative de supporteurs pour reprendre les clubs endettés et s’étendre à toute l’Europe, en alternative au modèle de gestion néolibéral prôné par les chantres du foot marchand.
Impossible de tout reprendre ici, pourtant l’aventure du FC Sankt Pauli, club activiste antifasciste de Hambourg, mérite elle-aussi d’être connue, tout comme le foot de rue au Sénégal, au Brésil, dans les quartiers des banlieues françaises et le club des Dégommeuses engagé contre le sexisme et l'homophobie. Nous ne pouvons qu’inciter à se plonger dans cet ouvrage qui a parfaitement sa place sur ce blog, on l’aura compris. Au-delà des abondantes connaissances qu’il transmet, il permettra de détourner bien des conversations sportives sur le terrain de la lutte des classes.
UNE HISTOIRE POPULAIRE DU FOOTBALL
Mickaël Correia
416 pages – 21 euros.
Éditions La Découverte – Paris – Mars 2018
510 pages – 14 euros.
Éditions La Découverte – Collection « Poche/essais » – Paris – À paraître le 12 mars 2020
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