Si le mot « démocratie » est traditionnellement associé à la Grèce, il resta longtemps péjoratif, quasi équivalent à « anarchie », synonyme d’irrationnel et de chaotique, voire violent, car associé à un régime contrôlé par les pauvres qui sont toujours majoritaires. Les « pères fondateurs » des États-Unis et les révolutionnaires français de 1789 utilisent ce terme comme un épouvantail et une insulte, lui préférant celui de « république » qu’ils opposent à monarchie et aristocratie. Ils répètent que le peuple a besoin de chefs, de dirigeants éclairés, légitimant leur propre pouvoir, substituant une « aristocratie élective » à une « aristocratie héréditaire ». Vers 1840, ils s’approprient cependant ce mot pour donner l’impression d’être à l’écoute du peuple et de vouloir servir ses intérêts.
Le concept d’État apparait en Occident au XVIe siècle et se développe lentement. Au XIXe, alors qu’il s’impose réellement comme système complexe de contrôle d’un territoire et d’une population, apparaissent les premiers individus se disant anarchistes, considèrant que la liberté, l’égalité et l’ordre social n’existent que lorsque tout le monde peut participer aux décisions, lorsqu’il n’y a pas de distinction entre gouvernants et gouvernés. Plutôt que de laisser la décision à une majorité comme en démocratie, ils proposent la recherche du consensus. « L’élection est nécessairement un piège, puisqu’elle consiste à choisir des chefs qui vont gouverner en principe en notre nom, mais qui dans les faits vont détenir le pouvoir et nous imposer leur volonté. » Ils s’opposent à la domination, l’oppression et à l’exploitation.
« Pendant la plus grande partie de l’histoire, les humains ont vécu en communautés, plutôt libertaires et égalitaires, pratiquant l’entraide et la solidarité. » Le chef indien était surtout un « animateur » qui essayait par sa seule parole ou par l’exemple, d’assurer l’unité de la communauté et de résoudre les conflits alors qu’aujourd’hui les chefs d’État sont au-dessus des lois ou à côté. Pendant de longs siècles, au Moyen-Âge, les peuples d’Europe vivaient en communautés villageoises, gérées par des assemblées. Dans les villes, les guildes organisées par profession, décidaient également en assemblées. Peu à peu, l’État a écrasé les libertés communautaires et professionnelles, nationalisé ou privatisé les biens communs.
Si les deux auteurs citent autant que possible les théoriciens, ils rapportent aussi des mises en pratique. Louise Michel affirmait que « le pouvoir rend féroce, égoïste et cruel » et Kropotkine que « le meilleur des hommes est rendu essentiellement mauvais par l’exercice du pouvoir », aussi les anarchistes ont-ils développé dans les organisations militantes des mécanismes pour réduire l’influence des individus, par l’alternance des responsabilités, la signature collective des textes ou des actions, les débats qui précédent les prises de décisions par exemple. On leur reproche souvent une « naïveté » alors que c’est précisément par lucidité sur la nature humaine qu’ils se méfient du pouvoir et l’entravent à tous niveaux. L’univers lui-même est un chaos anarchique qui reste bien organisé : « il n’y a pas d’autorité qui ordonne le tout ou les parties, qui toutes restent autonomes mais solidaires dans un mouvement commun perpétuel et d’influence mutuelle ».
L’historien des sciences Paul Feyerabend expliquait que le développement scientifique ne procède pas de manière rationnelle, logique et linéaire comme on essaie de nous le faire croire, mais par la transgression des règles et la contestation des dogmes. « La science est une entreprise essentiellement anarchiste : l’anarchisme théorique est plus humanitaire et plus propre à encourager le progrès que les doctrines fondées sur la loi et l’ordre. »
De même on réduit bien souvent les anarchistes aux poseurs de bombes du XIXe siècle alors qu’on ne rappelle jamais que les centaines d’attentats à la bombe commis pas les suffragettes, les dizaines de commerces saccagés en 1913 et 1914. La violence des Black Blocs, tactique militante contemporaine d’expression d’une critique radicale du capitalisme, reste toujours symbolique en ciblant les banques mais sans entraver réellement le fonctionnement du système financier.
Francis Dupuis-Déri présente à son père l’anarcho-communisme, l’anarcho-syndicalisme, l’insurrectionnalisme, l’anarchisme individualiste, l’anarcha-féminisme et l’anarcho-écologisme et précise qu’en répondant à ses questions il défend sa propre conception de l’anarchisme. Puis il explique comment l’anarchisme s’oppose concrètement aux six principales formes de pouvoir : l’autorité parentale, l’État, la religion, le patriarcat, le patronat et l’argent.
En Occident, l’État est né de la guerre, à la fin du Moyen-Âge, soit disant pour protéger les populations. Pourtant au XXe siècle, les guerres inter-étatiques ont provoqué 200 millions de morts.
« Pour les anarchistes, être et faire collectivement est plus important qu’avoir individuellement. »
La police est apparue au XIXe siècle en France et en Grande-Bretagne « avant tout pour protéger les riches des pauvres ». Dans une société sans propriété privée, égalitaire et sans État, le besoin d’un police serait bien moins grand.
Pour certains anarchistes, les services sociaux servent à normaliser, contrôler et discipliner la population, réduire sa volonté de se révolter. « Plutôt que d’agir collectivement et de s’entraider, les individus font affaire directement avec l’État. » Dès le XIXe siècle, ils suggèrent une troisième option entre le public et le privé, le « commun ». En 1874, au congrès de l’International fédéraliste à Bruxelles, ils proposent que les « services publics » soient la responsabilités des communes autonomes et autogérées.
« L’anarchie, c’est le communisme bien compris, car c’est la mise en commun de ressources, des tâches et du pouvoir de décider des affaires communes. » Dès le XIXe siècle, ils se sont confrontés aux communistes autoritaires.
La forme dialoguée favorise la portée pédagogique de cet exposé. Un ouvrage qui explique plus qu’il cherche à convaincre, considérant à juste titre que « les livres sont des sources d’inspiration et doivent stimuler la réflexion plutôt que d’être des oeuvres sacrées qu’on devrait vénérer avec une foi aveugle ». À offrir massivement.
L’ANARCHIE EXPLIQUÉE À MON PÈRE
Thomas Déri
Francis Dupuis-Déri
246 pages – 10 euros
Éditions Lux – Montréal – Février 2014
http://www.luxediteur.com/
Du même auteur :
LES BLACK BLOCS - La liberté et l’égalité se manifestent
DÉMOCRATIE - Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France
NOUS N’IRONS PLUS AUX URNES - Plaidoyer pour l’abstention
LA PEUR DU PEUPLE - Agoraphilie et agoraphobie politiques
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L’ANARCHIE
ÉVOLUTION & RÉVOLUTION
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