19 juin 2025

IL N’Y A DE RICHESSE QUE LA VIE

En 1860, John Ruskin (1819-1900) publie quatre articles dans le mensuel londonien Cornhill Magazine, dans lesquels il s’en prend vivement aux idéologues de l’accumulation du capital, John Stuart Mill, David Ricardo, Adam Smith et Thomas Robert Malthus, soutenant qu’« il n’y a de richesse que la vie ».


LES RACINES DE L’HONNEUR

Il pourfend « l’illusion » qu’est « la soi-disant science moderne de l’économie politique », « fondée sur l'idée que des règles de conduite sociale avantageuses peuvent être établies sans tenir compte de l'influence de l'affection entre les hommes » : « En présumant, non pas que l'être humain est dépourvu de squelette, mais qu’il n'est rien d'autre qu'un squelette, elle fonde une théorie ossifiante du progrès sur la négation de l'âme. » Il soutient que des personnes, quelles que soient leurs relations, ne se considéreront pas « fatalement » avec hostilité ni recourront à la violence ou à la ruse pour prendre l’avantage à cause de leurs intérêts divergents. Elles peuvent aussi être guidées par la justice et se trouver des intérêts réciproques. « La loi universelle en la matière est que, quels que soient le niveau de vigueur et de bon sens du patron et de l'exécutant, ils obtiendront les meilleurs résultats matériels non par leur antagonisme, mais par leur affection mutuelle. » Fort habilement, il utilise plusieurs comparaisons pour convaincre : on ne devrait pas chercher à payer ses ouvriers le moins possible, puisqu’on ne le fait pas pour son médecin, un industriel devrait supporter la souffrance de ses ouvriers, tout comme la capitaine d’un bateau.

« Toute autre doctrine que celle-ci, sur des questions politiques, est fausse dans ses prémices, absurde dans ses déductions et impossible à concilier en pratique avec toute amélioration de la vie nationale. »


LES VEINES DE LA RICHESSE

Aux économistes qui soutiennent que leur « science » permet à tout le monde de s’enrichir pour peu qu’on accepte de suivre ses préceptes, John Ruskin répond que l’art de s’enrichir est aussi et nécessairement celui de maintenir pauvre son voisin. « En termes précis, c'est “l’art d'établir le maximum d’inégalité en notre faveur“. » À l'économie politique qui consiste à produire, conserver et distribuer des choses utiles ou agréables, il oppose l'économie mercantile qui suppose « l'accumulation entre les mains d’individus, de prérogatives légales ou morales, ou de pouvoir, sur le travail d'autrui ». Ce pouvoir est fonction de la pauvreté de ceux sur qui il s’exerce.


QUI JUDICATIS TERRAM

L’auteur cite quelques propos d’un marchand juif de l’Antiquité, respectés par les commerçants jusqu’au Moyen-Âge, mais en tout point opposés à l’esprit du commerce moderne : « Des trésors amassés par une langue mensongère sont une vanité fugitive qui mène à la mort. », « Ne profite pas de la pauvreté de ton prochain pour le piller, n’opprime pas celui qui est dans la misère en faisant du commerce. » Toujours à la recherche de justice, il avance que la somme versée à un travailleur doit lui permettre à tout moment de se procurer au moins autant de travail qu’il en a fourni.


AD VALOREM

Il souligne l’incohérence de certaines parties de Principes d’économie politique de John Stuart Mill – qui fait précisément toute sa valeur ! – et le félicite d’avoir « désavoué par inadvertance les principes qu’il énonce et introduit implicitement les considérations morales avec lesquelles sa science n'a aucun lien, selon ses dires ». Ainsi, faute d’avoir défini le sens réel de l’usage, il laisse entendre que la production de baïonnettes augmenterait autant « la masse des moyens de jouissance permanents » que celle de charrues ! Contrairement à Mill, pour qui la valeur (d’échange), en économie politique, repose sur l’utilité et l’agrément, Ruskin soutient qu’elle est indépendante de l’opinion et de la quantité, et qu’elle augmente essentiellement lorsqu’une chose s’avère « propice à la vie ». Il complète la définition de la richesse de Mill, comme possession d’une grande quantité d’objets utiles, par la capacité à pouvoir les utiliser.

Il explique qu’il ne peut y avoir de profit que dans le travail, aucunement dans l’échange et que si, selon la science économique, ce dernier apporte un avantage à une des personnes en transaction, c’est uniquement par ignorance ou incapacité de l’autre. Pour lui, « le gain d’argent n’[est] que l’ombre du vrai gain, qui est l’humanité », ce qu’il résume par la formule qui sert de titre à cet ouvrage.

Les spéculations sur la question de la population n’échappent pas plus à ses sévères analyses.


Critique acerbe et radicale, précise et argumentée.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



IL N’Y A DE RICHESSE QUE LA VIE

John Ruskin

128 pages – 12 euros

Éditions L’Échappée – Paris – Novembre 2024

luxediteur.com/catalogue/gaza-devant-lhistoire/

www.lechappee.org/collections/poche/il-y-a-de-richesse-que-la-vie



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