29 septembre 2025

L’EFFONDREMENT DE LA DÉMOCRATIE ?

Conférences données à São Paulo en octobre 2019, par Angela Davis, Patricia Hill Collins et Silvia Federici, dans le cadre du séminaire international : L’Effondrement en démocratie ?


ANGELA DAVIS

« L'affirmation de la démocratie est un combat permanent »

Angela Davis fait part de son émotion d’être au Brésil, pays qui a « démasqué le mensonge de la démocratie raciale », où les féminismes noirs ont contribué à changer la façon de concevoir la démocratie et où les peuples indigènes ne cessent de rappeler que ce monde n'a pas toujours existé. « Historiquement, l'État est lié à l'essor du capitalisme et de sa bourgeoisie. » S'il n'a pas toujours existé, il se peut tout aussi bien qu'il n'existe plus dans l'avenir.

« Historiquement, nous n'avons connu que des démocraties profondément défaillantes ; ces démocraties ont activement participé à l'exclusion, coexisté avec l'esclavage, la colonisation et le génocide des peuples indigènes ; ces démocraties ont coexisté avec la suprématie blanche, ont été façonnées par elle ; ces démocraties invisibilisent les peuples indigènes. » Or, une démocratie basée sur l'exclusion de ceux qu'elle est censé protéger, une démocratie suprématiste blanche, est « un contresens complet de ce qu'est la démocratie, une réfutation de sa notion de base ». En réalité, « la démocratie appelée de nos vœux » n'appartient pas au passé.

Elle explique que l’institution carcérale constitue « un des principaux legs de la démocratie étatsunienne au reste du monde » : le projet de faire de la prison le modèle punitif dominant est lié à la métamorphose postrévolutionnaire du gouvernement et à la société de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Symptôme non reconnu des inégalités de race, de genre et de classe, cette privation de liberté était perçue comme une spectaculaire preuve de démocratisation, la preuve négative de l'émergence de la liberté comme modèle social, l'exception qui confirmait la règle de la liberté en démocratie. Des radicaux exigeaient alors l'abolition de tout type de punition. Si cette proposition avait prévalu, le système pénitentiaire n'aurait peut-être pas été inventé et le monde aurait été différent. Puis, les appels à sa réforme ont éclipsé les arguments en faveur de l'abolition, le confortant comme « une institution indépassable et hégémonique ». En réalité, « la punition consistant en une privation de droits et de liberté, n'a de sens que dans une société censé respecter les droits et les libertés individuels ».

Alors que cette fameuse démocratie étatsunienne a été conçue dès l’origine comme une « démocratie de la minorité », les personnes qui se sont battues contre le racisme, l'exploitation économique, le patriarcat, les attaques contre les personnes transgenres, ont souvent été accusées de défendre des intérêts particuliers, des politiques identitaires.

Angela Davis rappelle que « le simple fait de placer des femmes à des postes de pouvoirs ne garantit pas l'égalité ou la justice », d'ailleurs quatre des cinq principales institutions américaines associées au complexe militaro-industriel sont dirigées par des femmes. « L’assimilation conformiste est notre ennemi. »

Elle rappelle que ce qu’elle nomme «le terrorisme raciste » – qui inclut les lynchages – fait partie intégrante de l'histoire des États-Unis et a fini par être « absorbé par l'appareil judiciaire et la peine de mort, qui existent toujours. » D'ailleurs, « les lynchages n’ont diminué que lorsque la peine de mort a commencé à être appliquée régulièrement, en particulier à l'encontre des Noir·es ».

Elle se souvient du temps qu’il lui a fallu pour assumer son identité féministe, combat qu’elle identifiait à la bourgeoisie blanche. Puis en écrivant un livre sur les femmes noires dans le blues, elle a découvert que celles-ci abordaient la question de la violence dans la sphère intime dès les années 1920.


Patricia Hill Collins

« Comment survivre à la captivité sans espoir d'en être un jour libéré·e ? »

Elle explique le fonctionnement de la captivité par l’invention de catégories et d’assignation à celles-ci, ouvrant la voie aux discriminations. Ainsi, le terme « Noir·es » pour désigner des Africain·es de différentes ethnies a contribué à leur domination, par l’instauration d’une menace existentielle permanente. Les femmes noires ont été les première à reconnaître « la nature genrée de la violence comme une technologie de la domination ».

Le féminisme noir diffère du féminisme blanc et repose sur cinq idées centrales : 

  • la politique de l’espoir,
  • L’intersectionnalité,
  • la notion de justice sociale,
  • l’action politique : les « politiques de survie » et la politique culturelle,
  • les politiques formelles.


Silvia Federici

  • La chasse aux sorcières n'a jamais pris fin »

Elle commence par contester que la société capitaliste soit réellement démocratique : « Si la démocratie signifie l'autodétermination, si la démocratie signifie “le gouvernement du peuple pour le peuple“, comme on le dit aux États-Unis, et si la démocratie signifie que chacun a un accès égal aux fruits de la terre, alors je dois malheureusement arriver à la conclusion que rien de tel n'a jamais existé dans l’histoire du capitalisme moderne. »

Puis, elle évoque une « forme moderne de chasse aux sorcières », celle contre les femmes noires du mouvement Welfare Women, qui luttaient, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, pour la reconnaissance des tâches ménagères, de l'éducation des enfants et du sexe comme travail, travail domestique et partie intégrante de l'organisation capitaliste de la production. Mais à l’époque, le mouvement féministe se battait pour obtenir un travail en dehors de la maison et n'a pas soutenu cette lutte. Puis les politiciens ont attaqué ces femmes comme des criminelles. En 1990, le collectif pour la justice reproductive a été créé, au moment où la Banque mondiale faisait campagne pour le contrôle démographique. « Ils tentent de justifier la pauvreté dans des régions comme l'Afrique, l'Amérique latine et certaines parties de l’Asie en affirmant que les femmes y sont responsables de la pauvreté en ayant tant d’enfants. Ce contrôle démographique a clairement été une réaction à la lutte anticoloniale. » Silvia Federici documente une véritable « criminalisation de la grossesse des femmes noirs » : certaines ont été arrêtées, impliquées dans des accidents de voitures, d’autres pour avoir pris des médicaments, une autre, poignardée lors d'une bagarre, au prétexte qu'elles mettaient en danger la vie de leur fœtus. 

Elle soutient que « le concept de pauvre naturalise la pauvreté, alors qu'il faut se demander pourquoi les gens sont pauvres, ce qui les a rendu pauvres », également que « l’hétérosexualité et la monogamie, ainsi que toute l'organisation du noyau familial, ont évidemment été créées pour être fonctionnelles pour le marché du travail et pour la reproduction de la main-d'œuvre. »


À un moment où l’idée même de démocratie est attaquée de toute part, ces contributions de trois figures majeures de la pensée féministe contemporaine éclairent le passé et pointent les principales entraves à une société réellement démocratique.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



L’EFFONDREMENT DE LA DÉMOCRATIE ?

Essais de résistance

Angela Davis, Silvia Federici et Patricia Hill Collins

124 pages – 13 euros

Éditions Divergences – Quimperlé – Août 2025

www.editionsdivergences.com/livre/leffondrement-de-la-democratie

Titre original : Democracia para quem ?, São Paulo, Boitempo, 2023.


D’Angela Davis :

LES GOULAGS DE LA DÉMOCRATIE


De Silvia Federici :

CALIBAN ET LA SORCIÈRE - Femmes, corps et accumulation primitive

UNE GUERRE MONDIALE CONTRE LES FEMMES





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