16 septembre 2025

SAINT LUIGI

Comment répondre à la violence du capitalisme ? Jusqu’à quel point changer de ton et de tactique ? Telles sont quelques questions auxquelles se propose de répondre Nicolas Framont, rédacteur en chef du magazine Frustration, à partir de la figure de Luigi Mangione, accusé d’avoir assassiné Brian Thompson, le PDG d’United HelthCare, le 4 décembre 2024 à New York, alors qu’il se rendait à l’assemblée générale des actionnaires de cette entreprise, première assurance de santé privée des États-Unis, spécialisée dans le refus des remboursements et des prises en charge. 

Après être revenu en détail sur cet événement et l’onde de choc qui a suivi, la personnalité de l’accusé et les polémiques concernant le fonctionnement de l’entreprise, il s’attache à démonter les mécanismes du système économique qui régit nos sociétés, présenté comme le seul possible : « Le capitalisme, c'est le mode de production qui nécessite la mise en marché du plus de secteurs possible – comme la santé publique – afin de générer des profits qui enrichiront et donneront du pouvoir à une minorité, la classe bourgeoise. » Constamment invisibilisé, il est servi par les grands médias qui lui appartiennent et qui travestissent ses choix comme les conséquences de processus désincarnés et techniques contre lesquels on ne peut rien. Le meurtre de Brian Thompson rappelle justement que «  ce sont bien des hommes qui actionnent des leviers ». « La lutte des classes est une lutte des corps. Les corps qui profitent et les corps qui souffrent. Les corps que l'on soigne et les corps que l'on délaisse. »

Au cours de son exposé, il fait régulièrement des détours par la France, rappelant que son système de santé, classé comme premier au monde en terme de qualité en 2000 par l’OMS, a été sérieusement et délibérément dégradé depuis : déserts médicaux qui s’étendent, mortalité infantile en hausse, tout comme le nombre de décès à cause de prises en charges trop longues dans les hôpitaux,… tandis qu’une « stratégie du doute » décourage les personnes de recourir à leur droit sous couvert de lutte contre la « fraude ». Il évoque également son expérience de conseiller sur les questions de santé et de travail pour un groupe parlementaire de gauche, de 2017 à 2019. Cette immersion auprès de ceux qui décident lui a permis de comprendre qu’« il existe de nombreux filtres entre leurs décisions et la manifestation de leurs effets » – les discussions étant entièrement technicisées et chiffrées – et qu’eux ni leurs proches ne subissent ceux-ci. Ainsi, en novembre 2017, il surprit, à 4h du matin, la ministre de la santé payant une tournée de champagne aux députés de la majorité. Beaucoup ne comprenaient pas qu'ils avaient voté le plus vaste plan d'économie sur le dos de l’Assurance Maladie car le budget était en augmentation… mais très inférieur à la hausse des dépenses. Cette illusion se répéta jusqu'à ce que l'épidémie de COVID-19 permette de mesurer l'ampleur de la démolition opérée. D'autres, « militants de la guerre sociale », issus de la petite ou de la grande bourgeoisie, votent ou élaborent des lois un temps, avant d’être recrutés par les grands groupes que ces réformes ont enrichis. Il rappelle l'augmentation de la rentabilité des assurances santé privées, à mesure que la place de l’Assurance Maladie est réduite par les gouvernements successifs, les inégalités et la maltraitante dans le marché des EHPAD, en partie privé, le scandale de l’oxycodone, puissant analgésique vendu par Purdue Pharma, responsable de la mort directe ou indirecte de 727 000 Américains, conseillé par le cabinet McKinsey,… « Parce qu'ils sont protégés par leur entourage et par des professionnels dédiés, parce qu'ils prennent des décisions via des PowerPoint où la violence de leur action est invisibilisée, parce que l'argent qui coule à flot les pousse à ne pas s'intéresser aux conséquences de leurs actions, les membres de la classe dominante des pays capitalistes dorment très bien la nuit. » « Parce que tout est fait pour qu'ils ne soient pas conscients des conséquences de leurs actions et parce que ses conséquences touchent des individus qu'ils ne considèrent pas, par racisme social ou racisme tout court, comme des égaux, les membres de la classe dominante sont en fait structurellement placés dans une situation d'irresponsabilité totale. Être responsable, c'est devoir rendre compte de ses actes. Agir en responsabilité, c'est mesurer leurs conséquences. Ni l'un ni l'autre n'arrive aux membres de la classe capitaliste. » Le meurtrier de Brian Thompson l’a mis brutalement remis face à ses responsabilités.


Donc, la classe dominante mène des réformes dont le bilan est violent : augmentation de la pauvreté et de la richesse des grandes fortunes, réduction des droits des travailleurs et des usagers de la Sécurité sociale. Pour qu’elles soient acceptées, l’expression de la colère est contenue aux recours légaux pour exprimer son mécontentement :

  • les élections qui ressemblent de plus en plus, dans les pays « dits démocratiques » à une mascarade ou à un pari joué d’avance : « quoi que l'on choisisse, le même programme sera appliqué. »
  • La liberté d’expression, dont l’accès est « socialement réglementé » : 95 % des gens qui s'expriment dans les programmes d'information sont au moins cadres. Pour tenter de « compenser ce biais de classe flagrant », les médias et les instituts de sondage, qui appartiennent principalement à des milliardaires, produisent des enquêtes visant à démontrer que les français sont d’accord avec les donneurs d’ordre. « Le sondage joue un rôle très important dans les régimes bourgeois à prétention démocratique : il valide cette prétention en montrant que, certes, les gens ne peuvent que très rarement s'exprimer mais que, s’ils le faisaient, ils penseraient comme leurs maîtres. Les instituts de sondage participent d'une véritable guerre psychologique de classe : il s'agit de faire sentir toutes les personnes révoltées plus seules qu'elles ne le sont en réalité. »

Le chômage de masse et les délocalisations causent de nombreux décès. Pourtant, les entreprises perçoivent pour plus de 200 milliards d’euros de subventions publiques et d’exonérations d’impôts, sans engagement ni contrôle, tandis que des économies sont réalisées par la baisse des budgets de la santé, de l'éducation, de l'aide sociale… Et la violence des travailleurs et des citoyens qui protestent contre ce processus est immédiatement dénoncée comme telle. Luigi Mangione et les ouvriers de l’usine GM&S à La Souterraine, en mai 2017, étaient parvenus à la conclusion que, «lorsque toutes les autres formes de communication échouent, la violence est nécessaire pour survivre ». « En assassinant un PDG, en menaçant de faire exploser un site industriel, en prenant en otage des directions, des personnes mènent des actions condamnables sur le plan moral. Elles espèrent ainsi qu'elles contribueront à faire passer la peur du camp des dominés vers celui des dominants et établir un nouveau rapport de force qui soit favorable aux premiers. » Le slogan « Make capitalists afraid again » prend racine dans une tradition des résistances des peuples contre les élites, en permanence invisibilisée, niée et réécrite, que l'auteur rappelle rapidement, à partir du travail de Peter Gelderloos. Classique de la lutte sociale, la menace de la violence permet d'effrayer la classe dominante en lui rappelant son infériorité numérique. Pourtant, le dialogue social prôné par les syndicats français est devenu une négociation sans rapport de force : « Ce qui domine, c'est une stratégie de quête de respectabilité par démonstration systématique de patte blanche : et pour cela, d’anciennes formes d'action violente ont été transformées en actions symboliques, destinées à mettre en scène le nombre et le mécontentement, mais jamais à instaurer un vrai de rapport de force avec les dominants. » C’est en raison de cette absence de stratégie d’action directe que la violence de la bourgeoisie peut se déployer de façon décomplexée. Nicolas Framont préconise la diversité des tactiques, y compris :

  • la violence verbale,
  • la violence économique qui consiste en la perturbation de la production des biens et des services,
  • la violence envers les biens,
  • la violence envers les personnes, qui va de la bousculade au meurtre.

Il s’agit de choquer, d’attirer l’attention du public et des médias, d’effrayer la classe dominante, de la faire chanter, de la neutraliser en lui retirant son pouvoir. Au questionnement moral pour distinguer ce qui amoindrit notre humanité de ce qui gonfle notre sentiment d’exister, doit s'ajouter une interrogation pragmatique sur ce qui marche et ne marche pas.


Les récits d’ascension sociale, notamment aux États-Unis, cherchent à détourner de l’action collective. Pour les marxistes orthodoxes, « l’individualisme radical et violent de la démarche du tueur de PDG est une version contemporaine de ce que Lénine nommait l'aventurisme révolutionnaire » (Kev Lambert). Pourtant, « “L’aventurisme“ de Luigi Mangione est bien plus à même de susciter de la révolte et une grande adhésion aux idées qui semblent avoir accompagné son acte supposé qu'un livre de théorie ou d'enquête sur le système de santé privé américain ». Nicolas Framont évoque l’organisation russe Narodnaïa Volia (Volonté du Peuple), l’avant-garde éclairée telle que définit par Lénine, mais aussi Action directe, la Fraction armée rouge, les Brigades rouges. Il explique le traumatisme lié aux actions violentes de ces dernières organisations par leur échec à engendrer un changement social. 

Il analyse aussi l’attraction pour le physique de Luigi Mangione comme l’expression d’une adhésion permettant de réduire les risques juridiques et d’éviter l’opprobre social.

Si la question de la violence révolutionnaire doit donc être posée, afin de survivre aux décennies qui s’annoncent, il est également impératif de s’interroger sur ses limites, sur les dangers de l’engrenage et sur le risque de transformation en violence étatique en cas de victoire. S’il n’a pas inspiré des dizaines d’imitateurs, Luigi Mangione a su effrayer la bourgeoisie américaine et réactiver ce « débat bicentenaire sur l'usage de la violence contre la classe capitaliste ».


La publication de telles réflexions, habituellement confinées au catalogue d’éditeurs plus « radicaux », prouvent que les lignes ont bougé. Autre conséquence de l’assassinat de ce PDG. Si Nicolas Framont multiplie les précautions oratoires, il n’en ramène pas moins la pertinence de l’action directe au centre des débats, avec une temporalité millimétrée tant notre impuissance devient de jour en jour plus criante, d’autant que de l’autre côté de l’Atlantique, la parenthèse semble se refermer, avec la nouvelle chasse aux sorcières lancée après l’exécution de l’influenceur raciste, misogyne, climatosceptique et complotiste, Charlie Kirk.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



SAINT LUIGI

Comment répondre à la violence du capitalisme ?

Nicolas Framont

144 pages – 12,90 euros

Éditions Les Liens qui libèrent – Collection « Frustration » – Paris – Août 2025

www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Saint_Luigi-9791020922427-1-1-0-1.html



Voir aussi :

LA VIOLENCE : OUI OU NON

RADICALISATION EXPRESS - Du gaullisme au Black Bloc

ON NE VA PAS Y ALLER AVEC DES FLEURS

« DU FRIC OU ON VOUS TUE ! »

PANORAMA DES GROUPES RÉVOLUTIONNAIRES ARMÉS FRANÇAIS, DE 1968 À 2000

LE CHOIX DE LA GUERRE CIVILE

COMMENT LA NON-VIOLENCE PROTÈGE L’ÉTAT


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