Le collectif Isaure Périer propose de saisir la ville dans sa
diversité, d’éclairer ses mutations et ses contradictions, au-delà des mythes de la « Silicon Valley française » ou de « Chicago-sur-Isère », de comprendre comment, spécialisée dans la fabrication artisanale de gants de luxe elle est devenue un pôle d'innovations industrielles, tandis que sa population ouvrière a été remplacée par une forte concentration de cadres et de professions intellectuelles.
UNE VILLE AUX IMAGES CONTRASTÉES
Une médiatisation paradoxale, depuis le milieu des années 2010, la place en tête des métropoles mondiales pour sa « qualité de vie », tandis qu’une série de fusillades et d’homicides liés au trafic de drogue ternit son image. Depuis les années 1970, c’est le cliché montagne/innovation qui dominait, valorisant finalement plus son environnement qu’elle même et consacrant son ambition cristallisée par des évènements internationaux : Exposition internationale de la Houille blanche et du Tourisme en 1925, Jeux Olympiques d'hiver en 1968.
Le récit autour de la violence et de l’insécurité émerge dans l’immédiate après-guerre avec les « bagarres de Grenoble » entre communistes et gaullistes. En 1971, un article de Paris-Match dénonce « Chicagauche », la « capitale du gauchisme violent », entre lieu majeur de diffusion des idées maoïstes et « semaine de la dynamite ». En 2021, Laurent Wauquiez polémiquait contre Science Po Grenoble, dangereux repère d’ « islamo-gauchistes » ! Le 20 juillet 2010, le « discours de Grenoble » de Nicolas Sarkozy enfonce le clou et le traitement médiatique des règlements de compte insiste sur une « spécificité grenobloise » alors que les infractions pour trafic ou usage de stupéfiants reste inférieures à la moyenne nationale, tout comme le nombre d'homicides par habitant.
Une autre image négative colle à la peau de Grenoble, d’autant plus qu’elle est directement visible par les habitant·es : son atmosphère polluée par les industries, la circulation automobile et certains modes de chauffage du fait de sa localisation qui limite la dispersion.
DES ACTIVITÉS ÉCONOMIQUES SPÉCIALISÉES
« Le passé industriel de Grenoble, qui a profondément marqué sa croissance urbaine et démographique, fait l'objet de moins de récits que dans d'autres villes françaises. » Pourtant, la ganterie a occupé la majorité des ouvriers de la ville du XVIIe siècle au lendemain de la Première Guerre mondiale, contribuant à sa renommée. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la métallurgie se développe, reconvertie à la fin du XIXe siècle vers la métallurgie fine nécessaire à l’hydroélectricité qui va transformer durablement le paysage des activités économiques, en permettant le développement de la cimenterie, de la chimie et des biens d’équipement. Puis après la Seconde Guerre mondiale, Grenoble devient progressivement un pôle de développement scientifique et industriel, avec le Centre d'études nucléaires en 1956, devenu aujourd’hui le Commissariat à l'énergie atomique, et le synchrotron en 1994. La société STMicroelectronics, qui produit des microprocesseurs, est le premier employeur de la région grenobloise, avec 6 000 salariés en 2023.
Si, comme dans toutes les grandes aires urbaines, la tertiarisation de l'économie se poursuit, Grenoble demeure plus industrielle que la plupart des villes comparables, du fait de son héritage technologique, avec une forte concentration de l'emploi dans le domaine de la fabrication d'équipements électriques, électroniques et informatiques (6,3% de l’emploi total contre 1,2 dans l’aire d’attraction de Toulouse par exemple) et l’importance de la R&D (3,6% contre 1,8 à Toulouse ou 0,9 à Lyon). Toutefois, si les success stories des grandes entreprises sont régulièrement mises en avant, le tissu économique s'appuie en réalité plutôt sur des PME.
Parallèlement, se sont développés médias technocritiques et ateliers autogérés qui explorent les alternatives sociotechniques.
POPULATIONS, CLASSES SOCIALES ET SÉGRÉGATION SPATIALE
« À l'instar de la Silicon Valley, Grenoble – souvent décrite comme l'équivalent français de la fameuse zone industrielle californienne – ne présente pas une population socialement homogène : elle n'est pas composée uniquement de classe supérieures et intellectuelles. Sa croissance démographique et les transformations de sa composition socioprofessionnelle depuis le XIXe siècle n'ont pas effacé les inégalités sociales et spatiales au profit d'un progrès généralisé, loin de là. »
La population de la ville est passé de 42 000 en 1872 à 161 000 en 1975. Les auteurs évoquent les migrations, notamment des Italiens, l’évolution de la composition socioprofessionnelle, les contrastes sociaux entre les différents quartiers et à l'intérieur de ceux-ci.
LE MYTHE DU « LABORATOIRE POLITIQUE »
La Journée des Tuiles du 7 juin 1788, considérée comme la première grande émeute pré-révolutionnaire, puis la réunion des États généraux du Dauphiné contribuent à l’élaboration du récit sur Grenoble comme « berceau de la révolution ». En 1848, des « ateliers municipaux », inspiré des « ateliers nationaux » parisiens, sont organisés par la ville pour donner du travail aux ouvriers au chômage, dans une ambivalence entre réforme sociale et conservatisme. Puis, de 1851 à 1911, l’expérience d’un « restaurant économique », cantine ouvrière coopérative et véritable laboratoire social de l'alimentation populaire, est observé à l’échelle nationale.
L'alliance entre les industriels et les politiques est scellée en 1908 par l'élection de Félix Viallet, industriel dans l’hydroélectricité. Le pouvoir municipal est alors investi de la charge d'organiser le développement de la ville avec les nouvelles orientations des activités industrielles et techniques. Des contestation sociale d'inspiration « écocitoyenne », notamment contre la construction du stade des Alpes au début des années 2000, assurent la jonction entre les acteurs politiques et les acteurs associatifs, contribuant à l'élection de la liste d'Éric Piole en 2014, préfigurant la « vague verte » nationale des municipales de 2020. Depuis 1950, le profil du maire–ingénieur domine.
L’URBANNISATION EXPÉRIMENTALE OU « AVENTURIER »
Les différentes évolutions sont présentées : les travaux haussmanniens de la fin du XIXe siècle, le projet de la Villeneuve, les transformations des friches militaires,…
SPORT ET CULTURE
« Paradoxalement, l'héritage des jeux olympiques de 1968 pèse plus sur l'équipement culturel de la ville que sur son équipement sportif. » Dès les années 20, le développement des équipements culturels a été préparé par les mouvements ouvriers et syndicalistes.
La proximité de la montagne alimente le cliché « Quechua Land », mais si les habitants sont plus investis que la moyenne des Français dans les sports de nature, « leur pratique reste largement déterminée par le niveau de diplôme, y compris, et même surtout, en ce qui concerne la randonnée ».
NAÎTRE, GRANDIR ET VIEILLIR À GRENOBLE
Dans les années 1960 et 1970, Grenoble est un haut lieu du féminisme et des contestations politiques autour de la santé sexuelle et reproductive. Le premier centre du Mouvement français pour le planning familial s’y implante dès 1959. Aujourd'hui des centres de santé communautaire sont créés.
Durant les décennies post-1968, les écoles et le collège du quartier de la Villeneuve expérimentent les pédagogies alternatives, avec objectif de transformer les relations sociales du quartier et, au-delà, de toute la société.
Grenoble est une agglomération « jeune » car, malgré la concurrence régionale de Lyon, l'offre locale d'enseignement supérieur attire une communauté nombreuse (environ 60 000 étudiants en 2023), plus souvent qu’ailleurs élèves d’écoles d’ingénieurs, et dont seul un tiers loge chez leurs parents. Ils quittent tout aussi nombreux le territoire après leurs études, illustrant l’ « attractivité paradoxale » des villes étudiantes.
La population vieillissante représente une proportion inférieure par rapport au niveau national. En 1988, est créée la première société d'économie mixte funéraire de France.
Ouvrage synthétique et parfaitement accessible qui permet de découvrir et de comprendre cette « grande petite ville » au-delà des clichés qui lui collent à la peau. Très intéressant et utile, comme beaucoup de titres de la collection « Repères ».
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
SOCIOLOGIE DE GRENOBLE
Collectif Isaure Périer
128 pages – 11 euros
Éditions La Découverte – Collection « Repères » – Paris – Août 2025
www.editionsladecouverte.fr/sociologie_de_grenoble-9782348089251

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