Professeur de sociologie politique à l’université de Paris-Cité, Sonia Dayan-Herzbrun rappelle que le sionisme chrétien est antérieur au sionisme politique de Theodor Herzl. Initié par l’impérialisme européen devenu occidental, il a toujours été, quelque soit sa déclinaison, une idéologie coloniale, tandis que la tradition juive, dans ses divers courants, avait jusqu’au génocide des Juifs d’Europe et à la création de l’État d’Israël, toujours été « diasporique, antinationaliste et donc antisioniste ».
La judéophobie chrétienne basée sur le thème du peuple juif condamné à l’errance pour avoir crucifié le Christ, véhiculait le mythe d’un peuple homogène, originaire d’une Palestine biblique. Cet imaginaire a été déconstruit par des historiens contemporains, comme Shlomo Sand (voir : COMMENT LE PEUPLE JUIF FUT INVENTÉ), tout en rappelant que ces récits des origines, romans nationaux et mythes fondateurs sont communs dans la construction politique des nations modernes.
En 1656, Oliver Cromwell autorise le retour des Juifs expulsés du royaume en 1290. La Bible hébraïque traduite en anglais servira de guide idéologique à tous ceux contestent l’église anglicane : « le présent est vécu comme une répétition de l’histoire de l’antique Judée ». Quand ces puritains sont défaits, il émigrent en Amérique du Nord pour vivre comme les soldats de Josue le conquérant, convaincu que la rédemption chrétienne de l'humanité n’adviendra qu'après le retour des enfants d'Israël dans leur patrie, où ils se convertiront au christianisme. Les évangélistes américains d'aujourd'hui en sont toujours persuadés. Cette croyance a survécu en Grande-Bretagne lorsque les grandes puissances européennes ont cherché à s’implanter dans les régions que l’Empire ottoman déclinant abandonnait. Sonia Dayan-Herzbrun retrace toutes les interventions pour promouvoir la colonisation de la Palestine, stratégiquement située sur la route des Indes et à proximité du canal de Suez, notamment celles de Laurence Oliphant, parlementaire et journaliste, « chrétien le plus passionnément investi dans ce protectionnisme victorien ». Alors que cette période, la Nahda, correspond à la naissance culturelle, religieuse et politique du monde arabe face à l'affaiblissement du pouvoir ottoman et au contact de la modernité européenne, la vision s’impose d’un Moyen-Orient habité par des groupes disparates, en conflit permanent et incapables de mettre en valeur les richesses naturelles. Les Juifs se montrent peu intéressés. Même ceux qui fuient les pogroms et les lois discriminatoires, en Galicie par exemple, préfèrent émigrer vers les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne ou la France.
Après la première guerre mondiale, la Grande-Bretagne obtient, avec la Déclaration de Balfour du 2 novembre 1917, entérinée par le Traité de Sèvre en 1920, puis par la Société des Nations en 1922, un mandat sur la Palestine qu'elle exercera jusqu'en 1948, lui demandant explicitement d’œuvrer à « assurer l'établissement du foyer national pour le peuple juif ». Un certain nombre de lois de cette période sont toujours en vigueur, par exemple celle sur la détention administrative qui permet à l'armée Israélienne d’incarcérer quiconque pour six mois, renouvelables indéfiniment, sans inculpation ni procès. Il s'agissait « de débarrasser l’Europe de la partie encombrante d'une “race“ aux caractères particuliers ». Cette « racialisation de la religion » est modulée selon une perspective de classe, car ne sont visés que les plus miséreux. « La notion de “peuple juif“, communément admise aujourd'hui, oblitère les différences, les divisions et les hiérarchie existantes parmi les Juifs. » Au XIXe siècle en Grande-Bretagne, de vieilles familles séfarades, c’est-à-dire originaires de la péninsules ibériques, sont parfois anoblies, tandis que les ashkénazes sont dénigrés, désignés comme « orientaux », suscitant de l'antisémitisme jusqu'à la tribune du Parlement et au sein de l'Église anglicane. En 1905, l’Aliens Act entend limiter l'immigration des juifs de l’Est et des négociations sont entreprises entre Théodore Hertzel et Joseph Chamberlain pour les envoyer à Chypre, dans la péninsule du Sinaï ou en Ouganda.
Avant la publication de la lettre de Balfour, lord Edwin Samuel Montagu, le ministre juif britannique rappelle qu’il n’y a pas de « nation juive » et que la Palestine est tout aussi importante pour les chrétiens et les musulmans. Il prévient que l’établir en Palestine incitera chaque pays à expulser ses citoyens juifs et qu’elle deviendra « le ghetto du monde ».
L’écrivain viennois Karl Kraus publie en 1898 le pamphlet, Une Couronne pour Sion, dans lequel il établie une équivalence entre la cause sioniste et la « cause antisémite ».
« Le sionisme politique s'inscrit dans la vague des mouvements nationalistes qui traversent l'Europe dans les trois décennies qui précèdent la Première Guerre mondiale. » Depuis le début du XIXe siècle, toute nation se définit comme une communauté de langue et de territoire. Les Juifs du monde parlant des langues diverses, Éliézer Ben Yehouda entreprit, à partir de 1880 de créer une langue moderne : l'hébreu moderne, une langue parlée fabriquée à partir de la langue écrite et sacrale.
À partir de 1920, des historiens originaires d’Allemagne vont développer un récit national tenant plus du mythe que de l'histoire, en effaçant la présence des Palestiniens qui vivaient dans le pays convoité transformant la Bible en un livre historique fiable. « Ce déni de l'histoire est aussi un déni des frontières géographiques tracées par les traités et défendues par le droit international. » La substitution des toponymes arabes par des noms hébreux, si possibles bibliques, entamé dès l’implantation des premières colonies, fut institutionnalisée en 1951 avec la mise en place d'une commission gouvernementale des noms géographiques.
L’autrice montre, citations à l’appui, combien, « dès ses premières expressions, le sionisme s'affirme comme une entreprise coloniale » et aussi que le projet porté par Herzl s’inscrit dans un contexte où la colonisation rend possible la réalisation d’une grande variété d’utopies forgées en Europe. Il documente également la désorientalisation des Juifs. Au XIXe siècle, l’antisémitisme soutient la conviction de l’existence d’une race sémitique regroupant les locuteurs des langues pratiquées par les descendants des Hébreux, des Phéniciens, des Carthaginois et des Arabes. L’Orient, c’est alors aussi bien l’Est que le Sud. Puis, après la création de l’État d’Israël, les Orientaux stigmatisés sont les « hordes sauvages » de Juifs des pays arabes et musulmans. Lorsqu’ils arrivent, en 1950, ils sont accueillis par des nuages de DDT et les enfants de moins de 15 ans reçurent préventivement un traitement radioactif sur la tête. Toutefois, un autre courant, conduit par Martin Buber, très minoritaire, défendait au congrès sioniste de 1921 « une alliance juste avec le peuple arabe » dans le cadre d’un État binational. Si l’autrice montre comment une toute autre position s’est imposée, elle n’en élude pas pour autant de nombreuses voix discordantes. Ainsi, Marek Edelman, héros du ghetto de Varsovie, affirmait : « Chez moi, il n’y a de place ni pour un peuple élu, ni pour une terre promise. (...) Quand on a voulu vivre au milieu de millions d’Arabes, on doit se mêler à eux, et laisser l’assimilation et le métissage faire leur œuvre. » Elle s’oppose à une solution à deux États, s’interrogeant sur la possibilité réelle d’une souveraineté, y compris sur le contrôle des frontière, de l’expulsion des colons, du retour des réfugiés,… Bien que considérée comme « utopie sympathique », c’est plutôt l’idée d’un État commun qu’elle défend, sur la base d’une « commune humanité », comme le proposait Edward Saïd en 1999 dans le New York Times, s’inspirant de Nelson Mandela.
Ces rappels historiques fournissent de précieuses clés de compréhension du présent, à un moment où le déni et les mensonges entravent toute discussion.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LE SIONISME, UNE INVENTION EUROPÉENNE
Genèse d’une idéologie
Sonia Dayan-Herzbrun
128 pages – 14 euros
Éditions Lux – Montréal – Octobre 2025
luxediteur.com/catalogue/le-sionisme-une-invention-europeenne/
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