2 décembre 2020

DU CAP AUX GRÈVES

Alors que va paraître son ouvrage d’économie politique Il faut s’adapter, Barbara Stiegler, enseignante en philosophie à Bordeaux, assiste à la naissance du mouvement des Gilets jaunes. Quittant le confort feutré de son bureau et de sa bibliothèque, elle descend dans la rue, revêtant la tenue fluorescente : elle abandonne son immobilité pour se mobiliser. Filant la métaphore marine, elle raconte ce « basculement brutal dans l’action ».

Son ouvrage traite précisément du néolibéralisme et de son cap qu’une succession de gouvernements nous désigne sans discuter depuis un demi-siècle : « celui d’une adaptation de toutes nos sociétés au grand jeu de la compétition mondiale ». Il plonge dans les eaux troubles et va « forer avec précision les fondations historiques et théoriques de tout cet arsenal de navigation », suivant une enquête généalogique qui remonte jusqu’au années 1930. L’acte I du 17 novembre 2018 frappe alors comme un coup de tonnerre, ne correspondant à « aucune des catégories disponibles ». Elle y voit une confirmation de ce qu’elle décrit et surtout un refus de ce « chantage fondateur », de cette obligation de s’adapter au nouvel environnement mondialisé, au refus d’un changement de nature de l’État, devenu « organisateur officiel des inégalités et des injustices ». Ce cap commence à se fissurer de l’intérieur, confronté au réchauffement climatique, à la destruction des écosystèmes et à la prolifération des crises sanitaires, causés par la mondialisation des échanges et l’explosion des mobilités. De plus, le mouvement des Gilets jaunes a poussé le pouvoir, « au-delà des insuffisances psychologiques du capitaine en place, immature et arrogant », à révéler l’autoritarisme néolibéral, l’obligeant à basculer dans la violence armée et « à se disqualifier lui-même aux yeux du monde entier ». Contre toute attente également, les manifestants se sont mis à articuler une contre proposition démocratique, reprenant l’objection formulée par John Dewey en réponse à la conception autoritaire néolibérale théorisée par Lippmann, « une nouvelle conception démocratique comme expérimentation et coéducation, dans laquelle se seraient les publics eux-mêmes qui, à partir de leurs propres problèmes, à partir de ce qu’ils subissent et de ce qui les fait souffrir, redéfiniraient les fins qu’ils décident de poursuivre ensemble ».

La réforme des retraites révèle quant à elle que pour le néolibéralisme « le temps de la retraite ne peut-être qu’un archaïsme, une sorte de déviance inadaptée qui, comme la vie des surnuméraires qui peuplent les zones rurales et périurbaines, nous fait prendre du retard dans la compétition mondiale, et dont l’État lui-même doit programmer la disparition progressive ». Le conflit qu’elle suscite exclut par avance tout compromis, opposant deux visions radicalement incompatibles. Dans l’Antiquité, l’otium désignait « ce temps de loisir dégagé de la pression des affaires ». La retraite c’est aussi l’expérience d’un autre rythme que celui du temps productif. Pour le néolibéralisme, il n’existe qu’une seule cadence possible : « celle de l’accélération et de l’optimisation des rendements ». Les enfants, les malades, les handicapés, les chercheurs, les étudiants, les personnes âgées ne peuvent plus être protégés des injonctions du travail productif, dans un temps de retraite et de protection. Mais cette élimination doit se faire en douceur, avec le consentement des populations, fabriqué par le discours sur la justice, l’équité et l’égalité des chances. « Le modèle est celui du jeu vidéo : à chacun de gagner, dans tous les temps de son existence, des “points“ de vie ou de survie, et à chacun dès lors de s’en prendre à lui-même si son score est trop bas. » « Ce que tout le monde pressent de plus en plus clairement, c’est que le modèle de société qu’il cherche à nous imposer conduit à l’épuisement généralisé de toutes les ressources vitales : celles des écosystèmes, des espèces et des organismes, mais aussi de celles de nos propres ressources somatiques et psychiques, nous condamnant à nous battre jusqu’à l’effondrement de nos corps et de nos esprits. De ce point de vue, la mobilisation contre la réforme des retraites ne me semble pas seulement le signe d’une peur de la fin. Elle m’apparaît surtout comme le symptôme d’un courage nouveau, celui d’affirmer une autre vision des rythmes de la vie, du sens de l’évolution et de l’avenir de notre vie sur terre. »

À la fin de l’année 2019, Barbara Stiegler participe aussi à la lutte dans l’université, initiée par les étudiants qui se mobilisent contre la précarité et la dégradation de leurs conditions de vie, suite à l’immolation de l’un d’eux devant le Crous de Lyon, confirmant sa conviction que « l’idée est bien de passer du cap aux grèves, et de notre propre destruction à notre lente et profonde réparation ». Cependant, la plupart de ses collègues rechignent à participer à plus d’une journée symbolique, plus d’une assemblée générale. L’absence de plan, de programme, de parti, de candidat, paralyse, comme s’il fallait impérativement déjà connaître la fin de l’histoire pour s’engager. Ce processus ne détruit pas seulement la politique mais aussi ce que Kant appelait les « conditions de possibilités ». Avec « quelques précieux camarades qui se compteront sur les doigts d’une main », elle partira à la découverte de sa ville, Bordeaux, plan en main, bien décidée à mieux comprendre son histoire et sa géographie, pour voir comment connecter les collectifs en lutte, constituer une réseau de résistance. « En finir avec l’ailleurs et aussi avec le plus tard. Voilà, précisément, l’enjeu de ma mobilisation. Démondialiser la cible et miniaturiser nos luttes dans ce qui se joue ici et maintenant, sur le rivages où l’on a détruit nos barques et où il faudrait les réparer à la main, voilà l’issue. » « Plutôt que de continuer dans la lutte à courir après l’accélération des flux, qui nous décentre sans cesse vers un ailleurs et qui renvoie toujours tout à plus tard, notre grève est toute simple. Il s’agit juste de prendre le temps de s’asseoir ensemble sur nos rives, et de se laisser gagner par ses stases pour réinventer ensemble, sur le parvis, dans nos couloirs, dans nos salles de cours, dans nos amphithéâtres et dans nos bureaux, par de grandes et minuscules discussions, ce que nous voulons pour cette université, pour ce lycée, pour cet hôpital, pour cette ville, pour cet endroit où nous sommes et que nous contribuons chaque jour à transformer. Plutôt que de se donner un agenda mondial et de contempler lucidement la fin du monde, plutôt que de se soumettre à un agenda national pour affronter le verdict des urnes et retourner nous coucher découragés, il s’agit de dés-automatiser nos conduites et de renouer avec un rapport critique à ce qui nous entoure. Il s’agit au fond de redonner à nos métiers de soin, d’éducation et de santé leur sens et leur légitimité sociale, qui n’est pas seulement de produire de la connaissance ou de la santé, mais d’abord de la pensée, capable de faire face à ce qui nous arrive. »


Regard d’une intellectuelle sur son propre engagement, (re)connexion de sa pensée avec ses pratiques, avec nos luttes. Intéressantes réflexions, les mains dans le cambouis, pour imaginer et réaliser la nécessaire bifurcation.

 

DU CAP AUX GRÈVES
Récit d’une mobilisation – 17 novembre 2018 – 17 mars 2020
Barbara Stiegler
144 pages – 7 euros
Éditions Verdier – Collection « La Petite jaune » – Lagrasse – Août 2020
editions-verdier.fr

 

 

Voir aussi :

DU LIBÉRALISME AUTORITAIRE

 

 

 

 

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