7 décembre 2020

CINQ MAINS COUPÉES

À partir d’entretiens avec cinq Gilets jaunes mutilés, Sophie Divry a réalisé un récit choral de leur histoire, collective autant qu’individuelle : tous ont eu la main droite arrachée par une grenade  chargée de TNT, lancée par un représentant de l’État contre la manifestation qu’ils formaient, un samedi, à Bordeaux, Tours ou Paris.

Ils racontent leurs métiers, leurs parcours professionnels : soudeur, lamaneur, mécanicien, animateur pour enfants, plombier. Leurs loisirs d’avant : boxer, jouer de la batterie, bricoler, jardiner, rouler en moto-cross. Primo-manifestants ou habitués des cortèges, ils se souviennent de ce jour-là, de leurs raisons d’être venus, de l’instant où leur vie a basculé. « Pour je pense étouffer l’affaire, j’ai été mis dans un étage de cancérologie et non de blessés de la main. » « Je ne savais pas comment expliquer à mes enfants que c’était la police qui m’avait fait ça, parce que pour eux la police, c’est les gentils, c’est pas les méchants, et là, c’était pas le cas du tout. » « Deux ou trois jours après l’amputation, des mecs de l’IGPN rentrent dans ma chambre. Ils m’apprennent que la police a déposé plainte contre moi ! Pour agression envers les forces de l’ordre, “dans l’hypothèse où vous auriez voulu relancer la grenade“. Je n’avais même pas d’avocat quand ils m’ont auditionné, je prenais dix-huit cachets par jour, j’étais à moitié endormi alors qu’ils étaient assez pointus avec leurs questions. » Ils expliquent l’apprentissage de la vie d’après : « Il y a beaucoup d’actes du quotidien où on se rend pas bien compte qu’on utilise les deux mains, mais en fait si. » « Un jour, j’ai fait la liste de tout ce que je ne pouvais plus faire, des choses précises : j’ai rempli deux pages et j’ai arrêté, car je ne pouvais en rajouter encore et encore. Il y a tellement de gestes quotidiens que je ne peux plus faire. Ça commence dès le réveil : se laver, se raser, s’habiller, manger… jusqu’au soir. »
Ils ont déposé plainte. « Pour que justice soit faite. Que l’État assume la bêtise de ce qu’il a fait : utiliser des armes de guerre. Je veux que ces armes soient interdites. » Classées sans suite.
Douleurs fantômes. Syndromes post-traumatiques. Humour noir. Trouille de retourner manifester ou engagement avec les Mutilés pour l’exemple.
« Chacun mène le deuil de sa main comme il peut. »
« On n’a pas fini si on en veut à la terre entière. On essaie de rester juste, de ne pas se dire que les flics, c’est tous des connards. Je n’ai pas la haine des flics. » « Personne ne m’a présenté d’excuses. J’ai vu personne, Ni le préfet, ni les autorités, rien. Pour eux, je suis un dommage collatéral, limite j’ai pris un cocktail Molotov. Alors que ce n’est pas une bavure, c’était vraiment voulu de faire mal. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes se sont mis à avoir la rage : en face, il y a une violence sociale, une violence policière. C’était voulu de mutiler gravement deux ou trois personnes pour faire peur à un maximum de gens. Ils disent quand il y a des vidéos : “Ah oui, blabla, c’est sorti du contexte…“ Mais bon, moi je l’ai vécu : je n’ai rien fait pour mériter ça. On m’a balancé dessus un engin de guerre. Les soignants eux-mêmes me disaient que j’avais une blessure de guerre. J’ai entendu ce mot. Tous ces samedis de manifestation, j’ai vu trop de choses. J’ai vu des flics poursuivre des manifestants en moto, façon voltigeurs, la matraque à la main, donner la chasse à tous ceux qui avaient un gilet jaune et les tabasser. J’ai vu des brigades de police montée, des chevaux, des chiens. J’ai vu des bébés gazés dans les poussettes. J’ai vu des touristes pris à partie. Il n’y a pas de sommation, rien du tout, ça frappe direct. Tout le monde sait qu’ils ont frappé même les pompiers. » « J’ai besoin de justice. Une haine et une colère grondent en moi et je n’arrive pas à les extérioriser. On dit souvent que la France est le pays des droits de l’homme, mais non, c’est la pays de la Déclaration des droits de l’homme, c’est différent. »


Parole brute et brutale. Articulée, assemblée et livrée pour donner à entendre une colère souvent rendue inaudible, pour donner à voir des histoires d’invisibles, des tranches de vies, sacrifiées, mutilées. Sans commentaire, ni analyse. Un livre… coup de poing !



CINQ MAINS COUPÉES
Sophie Divry
130 pages – 14 euros
Éditions du Seuil – Paris – Octobre 2020



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