« Je veux te parler de l’anarchisme. (…) Je veux t’en parler, parce que je crois que l’anarchisme est la chose la plus noble et la plus puissante à laquelle l’homme ait jamais pensé, la seule chose qui puisse te procurer la liberté et le bien être et apporter au monde paix et félicité. »
Sur le mode d’une banale conversation avec un ouvrier américain sans culture révolutionnaire, Alexander Berkman synthétise une pensée communiste libertaire, prenant en compte l’échec de la Révolution russe et des insurrections européennes. Il lui montre comment le capitalisme et ses institutions oppressives endorment les consciences des populations qui les acceptent. Il expose les grands principes de l’anarchisme et décrit le fonctionnement d’une société libertaire.
Alors que nous recherchons tous la même chose dans la vie, « être en bonne santé, libre et bienheureux » et que nous pourrions joindre nos efforts pour nous entraider, nos intérêts sont différents, parce que « la vie que nous menons repose entièrement sur la recherche du profit » : « si nous voulons tirer profit les uns des autres, nos intérêts ne peuvent pas être les mêmes. » Le travail crée tout ce dont nous avons besoin pour vivre, pour manger, nous vêtir, nous abriter et nous déplacer. Nul ne peut seul fabriquer tout ce dont il a besoin, ne peut vivre sans l’aide d’autres travailleurs. Aussi « tout travail et tout produit du travail est social ». Pourtant toutes ces richesses n’appartiennent pas à ceux qui les ont créées mais aux riches qui se les ont appropriées. C’est pour cela que Proudhon a écrit que « la propriété, c’est le vol ».
Alors que le travailleur a longtemps pu travailler pour lui même dans son propre petit atelier, le développement de la production industrielle, c’est-à-dire le système capitaliste, l’en a privé. Désormais, il doit échanger sa force de travail contre un salaire et produire des biens dans une usine, dont le propriétaire tirent profit de son travail et de ces biens. « Les capitalistes pillent et s’approprient l’ensemble des richesses produites par les travailleurs. » Mais selon la loi, ce n’est pas du vol puisque, contre un salaire, le travailleur accepte de travailler et de donner les biens fabriqués. Cependant le travail salarié constitue une contrainte puisque nécessaire pour vivre . « Le système capitaliste tout entier repose sur le vol des travailleurs. Le système législatif et gouvernemental tout entier encourage et justifie ce vol. C’est cet ordre des choses qu’on appelle capitalisme, et la loi et le gouvernement sont là pour le protéger. » Le travailleur est un esclave salarié, trompé par le gouvernement qui lui fait croire qu’il est libre et indépendant, alors que la liberté octroyée par les lois et les constitutions ne donnent que des droits, pas les moyens de les exercer. La police et l’armée ne font pas partie de la classe capitaliste mais sont issues des rangs du peuple et défendent pour de l’argent le système qui les maintient dans la pauvreté.
« Pourquoi tant de pauvreté et de meurtres dans un monde aussi riche et merveilleux ? Pourquoi tant de douleur et de chagrin sur une terre si généreuse et lumineuse par nature ?
“C’est la volonté de Dieu“, dit l’Église.
“Les hommes sont mauvais“, dit le législateur.
“Les choses doivent être ainsi“, dit l’idiot. » Nos conditions de vie ont éliminé et étouffé en nous l’instinct de bonté et d’humanité, nous ont rendu insensibles au besoin et à la misère de nos semblables. « Notre existence est devenue une danse absurde et sauvage en l’honneur du veau d’or. » Notre vie entière est devenue une lutte de l’homme contre l’homme, d’une classe contre un autre classe.
Le chômage est une partie intégrante du système salarial, une menace pour ceux qui seraient tentés de faire grève pour réclamer de meilleures conditions de travail. « Le système capitaliste ne produit pas en fonction du besoin de la population, il produit pour générer des bénéfices. » Dans un système de production fondé sur le profit, surviennent des crises inévitables : des surplus apparaissent lorsque les conditions de travail se durcissent pour permettre de réaliser plus de profit, et ne permettent plus aux travailleurs de consommer. On réduit alors la production en licenciant, alimentant ainsi plus encore la « crise ».
Les intérêts capitalistes poussent les différents pays industrialisés à se disputer les marchés extérieurs. Ils obligent les nations plus faibles à leur accorder des privilèges exceptionnels et appellent les populations à se battre pour défendre « leurs pays », en réalité leurs intérêts. « Voilà ce qu’est le capitalisme, un système cannibale où l’homme doit dévorer son prochain s’il ne veut pas être dévoré par lui. C’est vrai du capitalisme en temps de guerre comme en temps de paix, si ce n’est qu’en temps de guerre, sa vraie nature nous apparaît sans fard, plus évidente. »
Avec toujours la même patience didactique, Alexander Berkman fait comprendre comment l’Église et l’école sont du côté des maîtres, enseignant l’obéissance, répétant que l’esclavage existe par « la volonté de Dieu » et que l’autorité est bonne et juste. Nous ne reprendrons pas toutes ses démonstrations en détail, signalerons simplement qu’il explique qu’il ne peut y avoir de justice et d’égalité qu’entre hommes égaux, illustrant son propos par l’histoire des meurtres légaux de Chicago, des procès de Mooney et Billings, de Sacco et Vanzetti. La « justice » capitaliste prétend préserver « l’ordre public », mais garantit le train de vie et les profits de la classe dominante.
Le réformiste veut changer les choses progressivement tandis que le politicien réformiste ne pense qu’à accéder au pouvoir. « Essayer de changer les homme par la loi revient à essayer de changer d’apparence en s’achetant un nouveau miroir. » L’auteur démontre longuement et avec beaucoup de conviction comment la loi est « un instrument utilisé pour asservir les peuples » ; elle maintient le système en place et « l’ordre public ». On punit les crimes sans s’en prendre à leurs causes qui s’expliquent souvent par les conditions sociales, la pauvreté et le chômage, et « la peur du châtiment n’a aucun effet dissuasif. » La république et la démocratie permettent aux gens de se croire libres et indépendants, de s’imaginer qu’ils sont les maîtres. « Le système judiciaire et gouvernemental tout entier n’est qu’une machine programmée pour maintenir en esclavage les travailleurs et s’approprier le fruit de leur labeur. Toute réforme “sociale“ dont l’application dépend de la loi et du gouvernement est donc forcément vouée à l’échec. »
De la même façon, il explique comment les organisations de travailleurs sont devenues, à quelques exceptions près, conservatrices, proclamant qu’il existe une « communauté d’intérêts entre le capital et le travail ». Cependant, il montre aussi que le pouvoir du gouvernement, aussi fort soit-il, repose entièrement sur le peuple, sur son soutient et sa servitude volontaire. En soi, le gouvernement n’a aucun pouvoir. Il cesse d’exister dès que le peuple refuse de se soumettre. Seules les populations et les masses ont le pouvoir. Ils suffiraient qu’elles refusent de continuer de travailler comme des esclaves, qu’elles réquisitionnent tout ce qu’elles ont construit et produit, pour que l’autorité du gouvernement s’effondre.
Alexander Berkman consacre ensuite tout un chapitre au socialisme et à ses différentes tendances. Il rappelle que le réformisme est en opposition avec le socialisme puisqu’il veut améliorer le capitalisme au lieu de l’abolir. Il précise que les disciples de Karl Marx, les sociaux-démocrates (de l’époque), cherchent à conquérir le pouvoir politique pour ensuite abolir le capitalisme et instaurer un gouvernement socialiste. Non seulement cette ambition est illusoire mais les moyens utilisés pour atteindre un but se substituent rapidement à ce même but. Il rappelle comment les sociaux-démocrates allemands ont trahit le peuple et écrasé les travailleurs rebelles en 1918. « C’est le pouvoir qui corrompt. » « La politique n’est pas un moyen d’améliorer les conditions des travailleurs. Elle ne l’a jamais été et ne le sera jamais. » Il raconte également très longuement les révolutions russes, survenues après un demi-siècle de travail éducatif mené par les révolutionnaires, jusque dans l’armée. En février 1917, « le gouvernement le plus puissant d’Europe s’effondra comme un château de cartes ». « Ce fut la révolution la moins sanglante de l’histoire. » Des assemblée, les soviets, furent constituées, dans l’industrie, l’agriculture, l’armée, où le peuple commença à exprimer ses demandes. Comme le gouvernement provisoire de Kerenski y restait sourd, concernant l’expropriation de la classe capitaliste et la paix notamment, les paysans commencèrent à confisquer les biens des grands propriétaires terriens, les ouvriers les usines, et les soldats désertèrent le front. « Les anarchistes préconisèrent aux travailleurs d’empêcher quiconque de devenir à nouveau leur maître, d’abolir le gouvernement politique et de prendre en main leurs affaires agraires, industrielles et sociales pour le bien de tous et non pas le bénéfices des dirigeants et des exploiteurs. Ils appelèrent vivement les masses à défendre leurs soviets et à veiller à leurs intérêts en se servant de leurs propres organisations. » Le Parti bolchevique, emmené par Lénine, prévoyait de s’emparer du pouvoir, d’instaurer la « dictature du prolétariat » et de remettre les outils de production, de distribution et les services d’utilité public aux mains de l’État plutôt qu’entre celles du peuple. Cependant, considérant que les idées anarchistes étaient les seules capables de garantir une réussite de la révolution, il les adopta soudainement, pour ne pas être dépassé par les aspirations les plus radicales de la population. Alexander Berkman montre très clairement comment, en octobre 1917, il prit le contrôle total et exclusif du gouvernement et des soviets, confisquant le pouvoir du peuple au prétexte de le protéger. « La véritable révolution n’eut lieu ni en février ni en octobre, mais entre ces deux mois. Ce furent le libre exercice et la libre interaction des énergies et des efforts révolutionnaires du peuple, l’initiative indépendante et l’oeuvre créative de la population, animés par des besoins et des intérêts communs, qui lui donnèrent corps. » L’objectif des bolcheviques d’établir une dictature sous les traits d’un puissant État bolchevique, était totalement étrangers à la révolution et s’opposait à ses vrais besoins. Dix ans après ces événements, il dresse un bilan impitoyable de la « dictature de Lénine ». Il conclut de cet épisode que seules l’émancipation et la libre expression des masses, et non la contrainte et la dictature, peuvent servir les objectifs de la révolution.
À l’accusation de violence, souvent attachée à l’anarchisme, il rappelle que « la violence a toujours fait partie des luttes », mais aussi que tout gouvernement repose sur la contrainte et la violence « légale ». Il précise la position des différents courants anarchistes à ce sujet et que le mot « anarchie » vient du grec et signifie « sans contrainte, sans violence, ni gouvernement ». Il présente ensuite, sur plusieurs chapitres, l’anarchisme et la société communiste libertaire fondée sur la liberté et les possibles, dans laquelle chacun a d’égales chances de satisfaire ses besoins. Une révolution sera nécessaire pour se débarrasser des gouvernements puisqu’aucun jamais n’a renoncé à sa domination de son plein gré. Elle sera sociale et pas seulement politique, pas limitée à changer seulement de gouvernement, puisqu’elle devra détruire le système d’esclavage salarié en plus de détruire le pouvoir des classes dominantes. La croyance qu’un gouvernement est nécessaire, celle que la propriété est juste, disparaitront, comme ont disparu les croyances au droit divin des rois, à l’esclavage, au servage, combattues par des penseurs éclairés qui leur firent perdre leur crédit et leur influence. Les changements doivent d’abord survenir dans l’esprit des hommes. La révolution est une évolution qui a atteint son paroxysme. L’oppression et la misère pourront la hâter en augmentant le mécontentement du peuple. La révolution sociale n’est pas destructrice mais constructive. Si elle peut débuter par un violent soulèvement, elle consiste surtout à prendre en main et à réorganiser les conditions sociales, par une coopération intelligente. Comme aujourd’hui le gouvernement et le capital sont militairement organisés au point qu’il est impensable pour les travailleurs d’envisager de les affronter, la seule chance de la révolution sociale est la grève générale. Des comités d’atelier et d’usine, organisés à l’échelle locale, régionale, nationale, pourraient prendre en main les industries, après leur expropriation. La production sera décidée en fonction des besoins du peuple, selon la devise « du pain et de l’aisance pour tous ». « La révolution est le moyen d’établir l’anarchie. »
D’une grande accessibilité et répondant parfaitement à des interrogations actuelles, cet ouvrage demeure par sa clarté, sa force de conviction, sa sincérité et sa puissance didactique, essentiel.
QU’EST-CE QUE L’ANARCHISME
Alexander Berkman
Traduit de l’anglais par Aurélie Puybonnieux
258 pages – 15 euros
Éditions L’Échappée – Paris – Mars 2005
381 pages – 13 euros
Éditions L’Échappée – Collection poche – Paris – Juin 2020
www.lechappee.org/collections/poche/est-ce-que-anarchisme-poche
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