10 décembre 2020

NOUS SOMMES LES CHARDONS

« “L’homme est fait pour écouter les oiseaux et pour leur donner des noms, disait le père, aujourd’hui, le bruit des machines est arrivé aux oreilles des gens et ils ne comprennent pas qu’ils en ont la migraine. Pourtant, c’est normal, nos oreilles sont faites pour entendre le vent dans les arbres et pas plus d’une ou deux voix à la fois. Mais les habitants des villes n’entendent plus rien, car ils sont assourdis par le bruit de la planète entière.“ C’est de ça que le père avait voulu se préserver en venant habiter la montagne, en montant plus haut que les voitures, là où nul n’ose plus se rendre aujourd’hui. Il m’avait emmené là pour que j’apprenne à écouter autre chose que tout ce bruit, m’avait-il expliqué un jour où je lui demandais pourquoi on n’allait pas vivre ailleurs. »
Martin a grandi avec son père, « une sorte de résistant face à un système qui vient nous dicter nos faits et gestes jusque dans notre mort », dans une cabane en montagne, isolée par les livres, des piles de livres jusqu’au plafond, « dans ce nid d’homme calfeutré contre le monde ». C’est lui qui lui faisait l’école, lui apprenait des savoirs sur la nature, de l’histoire, de la philosophie, de la politique. « L’histoire s’inscrit dans les paysages, mais celui que nous avions sous les yeux ne racontait pas la politique, les guerres de religion, l’esclavage, la financiarisation de l’économie. Notre paysage, et c’est sûrement pour ça que mon père l’avait choisi, disait la nature enfouie en l’homme, le marronnage, la vie d’un autre siècle, mais pas les grands mouvements de l’histoire contemporaine que mon père m’expliquait le soir, quand nous résumions les livres qu’il me demandait d’étudier. » Il a toujours vécu là-haut, là où les « lois dictées aux hommes et aux bêtes » n’arrivent pas, ni les idées qui racontent « qu’il faut gagner beaucoup d’argent pour être heureux et réussir sa vie, ou acheter plein d’objets pour se sentir bien ». Il y a développé un certain rapport au monde. S’occuper des plantes et des bêtes entretient un lien particulier, privilégié avec la nature. « Cela apprend à attendre et à accepter que tout ce qu’on entreprend ne réussisse pas. » La mort violente du père vient brusquement tout bouleverser.

Ce roman ravira tout autant ceux qui en feront une lecture très… terre à terre, comme ceux qui sauront saisir les filigranes d’une critique sociale, entendre la pressante invitation à « allumer un feu » ici et maintenant, puis « commencer à reconstruire le monde ».


TROIS QUESTIONS À ANTONIN SABOT


Ernest London : Votre roman est publié dans la collection « Terres de France » qui accueille ce qu’on appelle de la littérature de terroir, associée, à tord ou à raison, à une vision « patrimoniale » voire passéiste de la culture paysanne d’autrefois. Pourtant à l’instar de vos personnages qui remplissent certaines tâches à la ferme à la façon des anciens, non pas pour « vivre comme avant, mais pour rester libres », peut-on dire que votre propos dénonce plutôt la modernité qu’il ne revendique un retour nostalgique à la tradition ?

Antonin Sabot : À un moment du livre, le personnage de Martin s’interroge sur les « idées qui font croire qu’elles sont des lois », qui en acquièrent la force et qui s’imposent aux individus alors qu’elles ne sont que des slogans dans lesquels nous baignons et que nous ne parvenons plus à remettre en cause. C’est pour s’en préserver que son père est parti vivre dans la montagne, loin des réseaux de communication.
En ce sens, on peu dire que « la modernité » telle qu’on nous la présente n’est qu’une forme de contemporanéité extrême qui ne dit rien d’autre que « je suis maintenant », « je suis ce qui se fait » comme s’il n’y avait pas d’autre choix. Or, beaucoup comprennent aujourd’hui que ce modèle qui se présente comme étant le seul possible est asservissant pour les êtres humains (et pour les autres animaux, encore pire). Pour être libre, alors, il faut sortir de cette modernité, c’est sûr. Mais avec l’objectif d’en construire une autre. C’est ça qu’essaie de dire Martin, et qu’a essayé de mettre en pratique son père.


Ernest London : Vos personnages sont abondamment nourris par leurs lectures, physiquement immergés dans les livres. Pourtant vous faites le choix de n’en citer aucun, si ce n’est un roman, sans toutefois le nommer, laissant, sans doute, vos lecteurs projeter leurs propres références, attention très honorable. Nous sommes cependant fort curieux de connaître les piliers de votre bibliothèque, au-delà de Giono, vraisemblablement, qui apparaît en exergue de votre texte.

Antonin Sabot : Il y a deux parts (au moins) dans les livres qui m’ont menés à écrire le mien. Il y a d’abord la partie en rapport à la nature, qui débute comme vous avez dit avec Giono pour aller ensuite sur les Américains comme Ron Rash, David Vann ou Edward Abbey, c’est-à-dire des romans. Mais aussi des essais comme ceux de Baptiste Morizot qui appellent à revoir nos liens avec le reste du vivant. Et Thoreau, évidemment, surtout « La Vie sans principe », je crois.
Pour le reste c’est tout un ensemble de réflexion sur le travail et la société contemporaine qui m’ont influencé comme « Eloge du carburateur » de Matthew B.Crawford, « Accélération » de Hartmut Rosa, « Bullshit jobs » de David Graeber.
Sinon, je lis beaucoup de science-fiction, mais c’est encore une autre histoire.

Ernest London : Votre parcours personnel peut faire écho à cette histoire. Même si vous ne vivez sans doute pas de façon aussi isolée et autarcique en Haute-Loire, vous aussi avez « bifurqué », avez-vous quitté Paris pour fuir ce que Bernard Charbonneau appelait « la banlieue totale » et d’autres « la métropole » (et la métropolisation son processus d’expansion) ?

Antonin Sabot : Oui, d’ailleurs j’ai bien aimé, récemment « Habiter contre la Métropole » aux éditions Divergences. J’aime surtout leur notion d’ « habiter pleinement », même si je l’applique ou la comprend peut-être à ma façon. J’ai l’impression que là où je vis je peux m’investir totalement ancrer ma vie dans un réel qui est modelable, à l’inverse de Paris, où je vivais avant, sur laquelle l’individu n’a aucune prise. Il y a beaucoup de ça dans mon livre (même si je l’ai écrit avant de lire « Habiter... ») quand les personnages parlent de « laisser des traces », d’influer sur l’environnement dans lequel ils vivent.
Pour ce qui est de bifurquer, ça vient un peu de Damasio, je crois, qui parle pas mal des marges comme d’un espace possible de construction d’autres modèles. Ce que j’aime dire en poussant un peu plus loin sur l’idée de vie en marge, c’est que lorsque l’on cherche à se faire une place dans un milieu (je faisais moi-même partie du très compétitif « milieu journalistique ») c’est qu’on doit toujours se battre pour y rester. Alors que si on se place dès le départ à la marge et qu’on vous repousse, vous resterez toujours à la marge. C’est un peu comme ça aussi que j’ai lu récemment « Nos Cabanes » de Marielle Macé. Avec cette idée que les « cabanes » (parfois métaphoriques) sont des lieux que l’ont peut habiter vraiment et construire une résistance à partir d’elles.



NOUS SOMMES LES CHARDONS
Antonin Sabot
162 pages – 12 euros
Éditions Presse de la Cité – Collection « Terres de France » – Paris – Octobre 2020

240 pages – 7,70 euros
Éditions Pocket – Paris – Octobre 2021


Du même auteur : 

LE GRAND INCENDIE

LA LOUVE

 


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